La grande révélation littéraire de l'an passé fut DAVID VANN avec "Sukkwan island", il confirme cet automne avec "Désolations", lire nos deux articles ICI
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REBUTS DE PRESSE, le blog de DIDIER JACOB
Prix Médicis 2010, l'écrivain natif de l'Alaska a frôlé la mort à plusieurs reprises dans son pays sauvage. Entretien («Désolations», par David Vann, traduit de l'anglais par Laura Derajinski, Gallmeister, 300 p., 23 euros)
David Vann revient de loin. Il a fait naufrage à plusieurs reprises, dont une, en Méditerranée, lors de son voyage de noces. Il a tenté un tour du monde en
solitaire, à bord d'un trimaran qu'il avait dessiné et construit lui-même, et qu'il a bousillé pareillement - sans une quelconque aide extérieure. Il a traversé les Etats-Unis en char à
voile, été coursé par des ours en colère dans les forêts de l'Alaska, bataillé pendant douze ans avec d'autres bêtes sauvages, les éditeurs américains, pour faire publier son précédent
best-seller, «Sukkwan island», jugé trop noir pour une publication. David Vann pourrait être une brute froide, au cuir trempé par les vicissitudes du destin. Il est, au contraire, d'une
douceur inattendue, et ne cesse de panser une plaie qui ne risque pas de se refermer de sitôt, la blessure d'une autre guerre, familiale cette fois: le suicide de son père,
James, en 1980. Dans «Désolations», il raconte la lente dérive d'un couple, quand tout semble se liguer contre un bonheur possible. Ca finit on ne peut plus mal, et
c'est tellement bien.
Vos romans sont très noirs. C'est la raison pour laquelle vous avez mis si longtemps avant d'être publié aux Etats-Unis?
Oui, ils ne comprenaient pas pourquoi c'était aussi tragique. Les éditeurs européens ne voyaient pas les choses de la même manière. En tout cas, je me suis demandé pourquoi mes lecteurs américains avaient eu cette réaction. Je crois que nous sommes une nation qui se nourrit de mensonges gigantesques. L'Amérique est persuadée qu'elle fait le Bien. Qu'elle est une force positive. Démocratique. La vérité est bien différente, mais nous avons toujours du mal à le croire. Nous en sommes restés, psychologiquement, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand nous nous réjouissions d'être les vainqueurs, les sauveurs de la civilisation. Nous ne voulons pas admettre qu'il puisse en être autrement. Nous vivons dans un déni permanent, à la fois politique, et aussi à une échelle plus individuelle, dans nos vies de tous les jours.
La vie en Alaska vous a appris à ne pas croire en la bonté fondamentale de l'Amérique?
Ce que j'essaie d'expliquer, dans «Désolations», c'est que vivre dans une contrée aussi dure et sauvage que l'Alaska ne va pas vous aider à vous rendre meilleur. Cette révélation peut même vous réserver des surprises terrifiantes. C'est pourquoi l'Alaska, qui est le dernier Eldorado américain, fait peur. L'Amérique voudrait que ces terres sauvages soient comme un territoire immaculé, comme à l'ère des pionniers, tourné vers le Bien. Mais ça ne correspond pas à notre vraie nature. C'est la raison pour laquelle, même dans les meilleures critiques qui ont été faites de ce livre en Amérique, on peut lire en filigrane: «Ne lisez pas ce livre. Il va vous déranger.» Ce qui est étrange, c'est qu'il y a très peu de sang dans le livre. Et les gens, aux Etats-Unis, vont voir par dizaines de milliers la série des films «Saw» où les gens sont torturés. Cela prouve simplement que les Américains sont mentalement dérangés. Ils pensent que voir des gens se faire torturer au cinéma n'est pas un problème, mais que lire un livre où les personnages ont un destin douloureux et tragique, est effrayant. Oui, c'est un pays malade, émotionnellement et psychologiquement.
L'Alaska est encore sauvage?
Oh oui. Vous pouvez faire mille kilomètres sans déceler de présence humaine. Vous pouvez être tué de mille manières. C'est vraiment sauvage. C'est loin, c'est froid, c'est dangereux. C'est aussi protégé. On ne peut pas construire comme on veut. Mais tant mieux s'il y a encore des endroits sur cette Terre où l'on peut craindre d'être dévoré par un ours. Ce sont des ours bruns, les pires. Ils sont vraiment effrayants.
Que représente l'Alaska pour vous?
C'est une terre mythique. J'y ai vécu les deux premières années de ma vie. Puis j'ai été transporté en Californie. Mais j'y suis revenu plus tard. C'est un peu ma terre, même si je ne pense plus être prêt à y vivre. Je ne construirai pas de cabane en Alaska comme mes personnages. Ma femme et moi, nous avions d'ailleurs l'idée de construire nous-même une maison en Nouvelle-Zélande. Mais, après avoir écrit «Désolations», nous avons décidé de la faire construire.
Mais vous en seriez capable?
Probablement. Chasser, pêcher, je sais faire. C'est ce que j'ai fait toute ma vie avec mon oncle. Je sais comment on fume un saumon. Je sais comment on prépare les réserves de nourriture pour l'hiver. Oui, pour les cabanes, j'y arriverais sûrement. Ce serait peut-être une cabane mal foutue, mais j'y arriverais.
Vous avez risqué votre vie en Alaska?
Nous avons souvent frôlé la mort, oui. Une fois, mon père nous a emmenés faire du rafting sur une rivière très dangereuse. Il n'avait aucune expérience dans ce domaine, et il y avait eu un orage peu de temps auparavant. Nous avons failli crever, moi, mon père, mon oncle, mon grand-père... Trois générations d'un coup! Mon père nous emmenait en bateau pêcher sous les orages. Il voulait pêcher quoiqu'il arrive, quelles que soient les conditions météo. Ma mère nous a raconté plus tard qu'il avait souvent failli y rester. Chacun de nous, dans la famille, avons coulé un bateau... Donc il s'en est fallu de peu. Mon père, en chassant, a fait une chute et il ne s'est aperçu que plus tard qu'il s'était en fait brisé le cou. Il a continué à chasser avec le cou dans un sale état. Une fois, je faisais du parapente et ma tête a atterri sur un rocher. Mais j'ai survécu. Une sorte de tradition familiale...
L'écriture doit vous paraître très ennuyeuse.
Au contraire. C'est l'aventure la plus extraordinaire de ma vie. Parce qu'on est tout prêt de l'inconscient. On est au plus près de ce qui peut se révéler terrifiant, plus terrifiant encore qu'un ours ou qu'une rivière en furie. Et il y a toujours des surprises. Je ne sais pas à l'avance, quand j'écris, ce qui va arriver à mes personnages. Je le découvre avec eux. Je partage leurs interrogations. Ils m'aident à réfléchir, en y réfléchissant eux-mêmes, aux grandes questions que je me suis posées dans mon existence.
Vous saviez, avant de commencer ce livre, comment il finirait?
J'avais une scène dans la tête. C'est une scène que j'avais imaginée en Alaska, sur un lac gelé. Une impression visuelle, très forte, de l'hiver en Alaska. Donc je savais que je me dirigeais vers cette scène. Mais il fallait y arriver, et je ne savais pas comment. Je ne savais pas que ce serait finalement un livre qui parlerait constamment du mariage, d'un mariage qui tourne mal. Ca a été pour moi une découverte troublante. Quand ma femme a lu le livre, elle m'a demandé: «Est-ce que ça va bien entre nous?» Nous sommes pourtant très heureux. Mais le livre que j'avais écrit était très pessimiste à cet égard, sans que je sache vraiment pourquoi.
Votre père s'est suicidé. Il est plus difficile d'écrire une scène de ce genre quand on a vécu ce
drame de près?
Oui, c'est absolument vrai. J'ai du mal à voir un suicide dans un film. Je me cache les yeux! C'était un stress énorme d'écrire cette scène finale. Je pleurais en écrivant. J'ai voulu écrire une autre fin, une fin plus optimiste. J'ai écrit quelques pages mais ça ne collait pas. J'avais imaginé, j'avais espéré que mon héroïne tenterait de se suicider mais qu'elle raterait son suicide. Mais je ne croyais pas à cette fin. Le livre voulait que je l'amène à ce foutu suicide.
Ecrire une scène pareille, c'était pour vous comme un exorcisme, après le suicide de votre père?
Peut-être. Le suicide de mon père m'a fait savoir une chose, et c'était une mauvaise nouvelle: que je n'étais pas un être bon. Que j'étais blessé et mauvais. Que j'étais maudit. Même s'il y a, en moi, quelqu'un aussi qui aspire au Bien. Qui veut être racheté. Qui veut croire en lui-même.
Source : LE NOUVEL OBS