Anne Savelli fut une de nos belles découvertes de l'année 2010 avec son roman en état d'apesanteur "Franck". Nous attendions donc avec une certaine impatience le livre suivant tout en sachant qu'il serait très différent, puisqu'elle nous l'avait dit. Et c'est tant mieux, Franck 2 n'aurait pas été vraiment passionnant.
Déjà le titre : Décor Lafayette... Un titre un peu mystérieux, un titre évocateur, ou pas...
Un titre en forme d'introduction, en forme d'ouverture, d'ouverture de porte vers un quartier, vers un lieu, vers un magasin, ou peut-être des magasins.
Absurde d'écrire sur les grands magasins.
Non ce n'est pas de moi, seulement la première phrase de ce livre si original. Il aurait donc fallu des guillemets, genre citation d'auteur. Certes.
Ne le cachons pas plus d'un lecteur aurait eu cette pensée.
Pas moi.
Les grands magasins ayant été très tôt dans ma vie, un lieu privilégié de découverte dans ce quartier parisien où arrivait mon train de banlieue. Alors ce livre m'a particulièrement "parlé". Car si les livres sont de l'écriture en mouvement, ils peuvent être aussi des sons, des atmosphères, des images, et c'est cela que le talent d'Anne Savelli va permettre...
Grands magasins donc. Un peu Galeries Lafayette, un peu Printemps, un peu Palais-Royal. Lieux de consommation, mais aussi lieux de rencontres, lieux de flâneries ou de parcours amoureux, lieux de dialogues et d'échanges licites ou non.
Donc un lieu où l'imaginaire est roi.
Un quartier, une rue Lafayette, un grand magasin où des phrases magiques vont nous emmener et où des apparitions vont surgir, Simone Signoret, une voleuse, Casanova...Tout cela étant bien réel ou si irréel, cela dépend du moment et de notre esprit.
Alors il y a des voix et des voies, lactées ou non, un zeste de Cinecittà, et une coupole, des escarpins et des flacons, des listes et des gens qui marchent comme dans un film de Truffaut, une sorte de mélange aphrodisiaque de détails précis (d'ailleurs le livre contient des plans) et d'impressions fugitives qui pourraient bien nous faire glisser avec douceur d'une époque à une autre, via un escalator magique, comme l'a fait Léos Carax l'an passé dans son merveilleux Holy motors...
Magique vous dis-je...
Et l'on tourne et tourne les pages, avec cette envie de découvrir, de se laisser aller qui est la marque d'un texte littéraire envoûtant. L'envie de se laisser emporter par ces phrases qui chaloupent ou bercent, mais toujours surprennent.
Pas facile de faire de la littérature en décrivant une cabine d'essayage.
Et pourtant, si...
Et aussi un abécédaire et des évocations de Fellini à Zola. Comment parler de grands magasins sans Zola, des tours et détours comme dirait Godard, des basculements à la Lewis Caroll, mais pas de lapin... On peut se perdre dans un grand magasin et se retrouver alors dans une pièce secrète...
En marchant, en lisant, les pages inspirées de Décor Lafayette nous amènent à un léger décalage avec la réalité, un décalage fantasmé où notre esprit peut divaguer en naviguant d'un rayon à l'autre, d'une rue à un extrait de livre...
Comme un dépaysement total dans un lieu si connu et reconnu...
Et quand l'ultime page survient, le lecteur enchanté, hésite à entrer une nouvelle fois dans ce magasin, ou dans ce livre, ou dans ce livre-magasin, lieu d'errances magnifiques, lieu de vagabondages solitaires où il faut se perdre pour mieux se retrouver...
Une belle réussite donc, un parcours surprenant qui offre à chaque page le plaisir des mots, et des évocations excitant nos imaginaires. Singularité, sens du détail, parcours vers de multiples possibles, et parfois des phrases qui pourraient devenir en un instant décalé, des photos. Allez voir aussi celles d'Anne Savelli sur son site qui ne cesse de nous charmer depuis bien des jours et des nuits...
Un site à l'image de ses livres.
Dan29000
Décor Lafayette
Anne Savelli
Editions inculte
Plans de la rue La Fayette : Dominique Brenez
2013 / 256 p / 15, 90 euros
Voir le site de l'éditeur
Voir le site d'Anne Savelli
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EXTRAIT / PAGE 101
"À partir du troisième étage l’escalator se dédouble, se scinde, tout dépend de comment on perçoit les choses : en voici quatre pour le prix de deux. Chaque escalier se réduit de moitié, pas plus d’un corps à la fois et avancez en rythme, rugit l’espace perdu. À gauche les marches mécaniques nous ramènent aux parfums, à droite nous propulsent au plafond. Nous voici la tête dans les cintres.
Les rampes sont de cuivre, le sol étincelle. Pourtant personne ne s’aventure. Trop de luxe, trop de lassitude peut-être.
Rien ne serait plus doux que cette montée si seulement il m’avait regardée, ce matin.
Rayon enfantillages, broutilles, riens.
Rayon drogue, addiction, envoûtement, sortilège.
Rayon suffocation.
Rayon y croire, ne plus y croire, tirer un trait.
Rayon y revenir.
Rayon tout est un signe, déductions et calculs.
Rayon oubli, vieillesse, amertume, sagesse : n’est pas encore ouvert."