Souvent les sociologues viennent, enquêtent, puis repartent et publient. Ce qui semble assez pertinent. Mais il serait aussi intéressant de...revenir, quelques années plus tard. C'est toute l'originalité de la démarche de Jean-François Laé et Numa Murard qui enseignent respectivement dans les universités de Paris VIII et Paris VII. A la fin des seventies ils avaient conduit une première enquête dans une ville ouvrière de Seine Maritime, Elbeuf. Là où furent alors construites des cités, dites provisoires, afin de mieux faire disparaître les derniers bidonvilles, encore visibles dans les sixties malgré les trente glorieuses. Qui ne le furent pas pour tout le monde en réalité.
Trois décennies plus tard, le duo de sociologues est revenu dans cette ville. Certains habitants sont encore là, avec leurs enfants et petits-enfants. La précarité s'est installée durablement, la vie familiale a pris de nouvelles formes, il a fallu s'adapter. La pauvreté qui fut par le passé une quasi exclusivité des chômeurs, touche maintenant assez massivement les travailleurs. Les travailleurs pauvres sont devenus une nouvelle catégorie de précaires, malgré le fait d'avoir un emploi. Une autre catégorie est aussi apparue depuis trente ans, les chômeurs de longue, très longue durée. Avec le constat terrible que cette réalité étant devenue massive, elle devient donc familière et presque banalisée. Les trente glorieuses semblent alors plus que lointaines.
Le volume est donc divisé en deux parties qui sont lisibles d'ailleurs dans les deux sens. Soit l'enquête actuelle, en 2010, puis l'archive. Ou le contraire.
Située en fin de volume, "l'archive", intitulée "L'argent des pauvres (Elbeuf-1980)" publié au Seuil en 1985. Des pages écrites entre 1980 et 1984, comme étant une "trace des événements observés" selon les auteurs. Portrait d'une cité de transit en Normandie, baptisée par les auteurs, cité Blanchard. Récit qui nous fait part de nombreux événements, du plus petit au plus grand afin de rendre la vie quotidienne. Des gens parlent de la misère, de la déchéance, mais aussi de solutions, de progrès. Les auteurs tentèrent, et réussirent, à garder un regard neutre, mais attentif, sans moralisation aucune.
En début de volume, le journal d'enquête est une démarche dans le temps, allant du présent vers le passé, en se posant la question primordiale pour ce retour sur les lieux trois décennies plus tard : Que s'est-il passé ? Une affaire de temps donc, mais aussi de mémoire, on le comprend bien. Le gamin d'hier, quand il est toujours là, a un fils ou parfois un petit-fils. Et puis il y a la dignité et donc l'indignité, ceux qui travaillent et ceux qui n'ont pas de travail, les allocations, ou la délinquance, avec les implications sur le couple, sur la famille. Le travail qui casse, mais aussi l'absence de travail qui casse, qui casse la vie, sa propre vie, mais aussi la vie des proches. Il y a donc des ruptures familiales ou géographiques. Partir ? Mais aussi les stigmatisations, les ragots, les procès. Avec un chapitre sur le tribunal du pauvre, chapitre terrible, décrivant une journée au tribunal de Rouen.
Au fil des pages, une multiplication de portraits, d'hommes et de femmes, qui résistent, avec, par exemple, l'écriture. Car pour avoir quelques droits, il faut écrire, s'expliquer, expliquer ce qui est parfois difficile à expliquer, expliquer sa vie. Et qui dit droits, dit aussi procédures et sentences, et donc protestations...
Au-delà de cette originalité du retour trente après sur les lieux, la grande valeur de ce livre est la méthode. Les études savantes sur la pauvreté ouvrière ne manquent pas. Et elles sont sans doute utiles. Mais ici l'approche des auteurs est différente. Ils laissent s'exprimer paroles et sentiments, permettant aux lecteurs de saisir de l'intérieur la pauvreté. Les récits des rencontres sont au cœur de leur travail de sociologues. Une approche forte et vivante, un livre qui ne peut que demeurer très longtemps dans les esprits des lecteurs.
Dan29000
Deux générations dans la débine
Enquête dans la pauvreté ouvrière
Jean-François Laé et Numa Murard
Editions Bayard
2012 / 420 p / 21 euros
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