Nous publions l'entretien, paru dans Libération, entre Julien Assange et Flore Vasseur, en attendant notre article dans les jours prochains, sur UNDERGROUND, le premier livre d'Assange sur ses débuts, qui est aussi préfacé par Flore Vasseur.
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Depuis sa résidence surveillée en Angleterre, le fondateur de WikiLeaks, revient sur le rôle joué par Internet et son site dans le printemps arabe.
Avant d’être l’homme de WikiLeaks, Julian Assange est un hacker, un génie de la bidouille informatique animé d’une haine féroce pour les citadelles et l’information verrouillée. Il a raconté son passé dans Underground, son tout premier livre paru en 1997 et qui est sorti cette année en France. Rencontre à Beecles, paisible village du Norfolk, en Angleterre. Entre canards sauvages et Bed and breakfast, «l’homme le plus dangereux du monde» est en résidence surveillée jusqu’à sa prochaine audition, fin juillet.
Je voulais montrer au monde entier cet univers unique dans lequel j’avais été impliqué. J’étais fier de cet environnement, fier de ce que nous avions accompli en tant que communauté de jeunes partout dans le monde. Nous étions en avance sur quelque chose de crucial, avant qu’Internet ne soit accessible à qui que ce soit à part l’armée. J’ai donc voulu raconter la façon dont le réseau international des hackers opérait, ainsi que les ressorts psychologiques et les effets sur les personnes impliquées, en Australie mais aussi aux Etats-Unis.
Internet est entré dans nos vies, s’est immiscé dans tous les aspects de la société et lui a apporté ses valeurs. Je me souviens bien de ce moment, autour de 1996, quand les premiers sites grand public sont apparus : Internet n’avait qu’une envie, pénétrer la société. Nous avions nos propres valeurs, mix de celle des «internautes» de l’époque : des scientifiques, des étudiants et des hackers. On se demandait comment notre culture allait évoluer en pénétrant la société. En fait, culture de société et culture d’Internet ont vraiment fusionné. La culture du hacking devient mainstream, dominante. Les jeunes découvrent le fonctionnement du monde grâce à leurs échanges sur Internet. Ils grandissent, s’éduquent d’une manière différente, ce phénomène atteint une taille critique. A travers nos publications et notre propre exemple, WikiLeaks, nous avons montré une nouvelle façon de faire. Avec toutes les batailles autour de nous, les jeunes se rendent compte qu’il y a quelque chose à chérir, la liberté de l’information et de la parole sur Internet. La défense de ces valeurs est devenue courante pour ces générations, cela nous rend très optimistes. D’après des activistes que j’admire comme Daniel Ellsberg, rien de tel ne s’est passé depuis 68. Nous vivons une nouvelle version de 68. Cela vient du peuple !
Anonymous est intéressant précisément parce que n’importe qui peut s’impliquer, n’importe qui peut dire qu’il est Anonymous, n’importe qui peut participer à des fuites. C’est une organisation très fluide, sans leadership et qui montre qu’il y a une professionnalisation et une politisation très forte chez les hackers. Même les meilleurs d’entre eux passent par Anonymous de temps en temps, car ils sont mieux couverts. Ici, on a une idée et une marque pour agir, mais cette idée et cette marque n’appartiennent à personne. Anonymous fait partie des mouvements spontanés qui apparaissent aujourd’hui. Ce qui les rend possibles et les soutient, c’est la facilité d’appropriation de ces pratiques, la vitesse de leur diffusion ainsi que les émotions que les personnes qui y participent ressentent et les amitiés qui s’y développent. Les valeurs sont positives, c’est l’antisectarisme.
Le Moyen-Orient était comme du bois prêt à flamber. Il y avait plusieurs facteurs : la particularité démographique, avec une jeunesse prépondérante. Et aussi la pénétration d’Internet, les mouvements migratoires entre ces Etats, la télé satellite, ou encore le choix éditorial d’Al-Jezira de couvrir et d’enquêter sur ces révoltes… Aujourd’hui, le travail d’Al-Jezira est compromis en Arabie Saoudite et à Bahreïn à cause de ses implications géopolitiques au Qatar. Mais pour la Tunisie et l’Egypte, son travail était excellent. Tout cela n’est pas parti tout seul, il fallait un déclencheur, qui fut la publication par WikiLeaks de câbles diplomatiques sur ces pays. Ils ont été repris par des journaux locaux, en arabe, comme Al-Akbar au Liban, ou par des clones de WikiLeaks, comme TunisiaLeaks, en Tunisie.
TunisiaLeaks a traduit nos câbles en français. Du coup, les versions arabe et française de ces câbles ont été diffusées très rapidement, dès le début du mois de décembre. Ils ne faisaient pas que décrire la corruption du régime de Ben Ali, ils mettaient aussi en évidence son extrême fragilité : clairement, d’après ces câbles, on comprenait que s’il y avait un conflit entre le régime de Ben Ali et l’armée, les Etats-Unis ne le soutiendraient pas nécessairement. Cela a envoyé un signal fort aux activistes en Tunisie, mais aussi à l’armée, aux partisans de Ben Ali et aux régions voisines. De la même manière, le soutien des Occidentaux à Ben Ali a été affaibli par la mise en évidence de cette vision américaine du régime. Il est devenu très difficile pour la France de soutenir Ben Ali dès lors que vous aviez l’ambassadeur américain qui affirmait ce qu’était la situation réellement.
La même chose s’est passée pour l’Egypte. Un journal national a commencé à publier les câbles diplomatiques. A cause de la situation dans le Sinaï, Israël et les Etats-Unis voulaient préserver leurs positions. Quand le régime a commencé à tanguer et qu’Hosni Moubarak a été attaqué de toutes parts, Omar Souleiman, l’ancien chef des services secrets égyptiens, a été mis en avant par les Etats-Unis et Israël. Et nous, nous avons commencé à sortir les câbles sur Omar Souleiman, qui est en fait un type assez terrifiant. Du coup, il est devenu impossible pour les Américains de soutenir publiquement Souleiman et Moubarak, quand leurs propres câbles décrivaient combien ils étaient dangereux. Par effet ricochet, ce genre de soutien est devenu impossible pour tous les gouvernements occidentaux. Toute cette région est dans une dynamique particulière, les dictateurs se soutiennent les uns les autres. Ce genre de publications et les révoltes internes les ont forcés à se replier sur eux-mêmes et à se concentrer sur leurs problèmes internes, au lieu de faire ce qu’ils font d’habitude, s’entraider.
C’est un grand espoir pour moi. Au Moyen-Orient, on a vu des dictateurs tomber et des concessions énormes faites aux populations par les dictateurs ou rois qui s’accrochent à leur règne. Pour rester au pouvoir, ils savent qu’ils vont devoir faire concession sur concession. C’est ce dont nous avons besoin. Ce qui compte, ce n’est pas qui représente l’Etat, mais le niveau de pouvoir du peuple. Ce qui s’est passé au Moyen-Orient est très inspirant pour les jeunes en Occident, cela pourrait bien se traduire par un renforcement des mouvements politiques de la jeunesse ici.
En prison, j’ai pensé au fait que l’on puisse m’arrêter, même me tuer. Cela m’a plutôt confirmé dans mon choix, m’a rendu plus déterminé. On gère la situation en s’attachant à faire son travail. Du coup, à juste se demander si la stratégie est la meilleure possible, on n’a pas le temps de s’attarder trop sur la situation.
J’ai lu le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne. Il n’y a pas tant de livres que cela en prison ! J’étais assez surpris de trouver celui-là. J’ai toujours aimé ce genre littéraire, ces luttes… Et j’ai une grande admiration pour Soljenitsyne. Il a connu une vie de combats, qui n’ont fait que tester la force de son caractère et son engagement, et c’est un exemple pour chacun de nous.