Neuf ans après le lynchage d’Algériennes par des hommes fanatisés, les exactions ont repris dans cette ville pétrolière.
Ça recommence. Depuis deux semaines, l’horreur est de retour à Hassi Messaoud. Dans cette ville du grand Sud algérien, ces dernières semaines, des femmes ont été suivies, attaquées chez elles,
battues, parfois torturées, souvent violées, systématiquement dépouillées de leurs biens et enfin menacées de mort si jamais elles parlaient. Les agresseurs sont des hommes, semble-t-il du coin,
agissant en bandes, armés de grands couteaux, de gourdins et de haches. Les victimes sont des femmes seules, originaires du nord de l’Algérie, venues chercher du travail dans cette ville
pétrolière théoriquement ultrasécurisée. Hassi Messaoud est, en effet, le coffre-fort du pays : c’est de là que provient une bonne partie de l’or noir, qui représente 95% des exportations. Pas
question, donc, que l’insécurité ou le terrorisme puissent troubler la quiétude des multinationales étrangères installées sur place. Et pourtant…
Sauvagerie. Les scènes rapportées par le quotidien francophone El Watan, dans son édition de dimanche, seraient à peine croyables si l’histoire n’était pas en train de se répéter. Le 13 juillet
2001, en effet, plusieurs centaines d’hommes de Hassi Messaoud, fanatisés par un imam local, avaient mené une expédition punitive d’une terrible sauvagerie, un véritable lynchage durant lequel
plusieurs dizaines de femmes isolées avaient été atrocement torturées et violées, certaines d’entre elles laissées pour mortes. Laissées pour mortes, c’est le titre d’un ouvrage paru récemment,
dans lequel Rahmouna Salah et Fatiha Maamoura racontent leur vie avant, pendant et après les exactions de Hassi Messaoud, auxquelles elles avaient survécu par miracle.
Neuf ans plus tard, donc, le scandale recommence, dans la même indifférence des autorités locales. L’enquête menée par la journaliste Salima Tlemçani, dans El Watan, fait froid dans le dos.
Ainsi, Souad, qui loge dans le quartier des «36 logements», a été attaquée avec sa sœur par «une bande de cinq à six enturbannés» au milieu de la nuit. Les visages masqués pour ne pas être
reconnus, ses agresseurs la dépouillent de sa chaîne en or, ses bagues, ses boucles d’oreilles et son téléphone, sous la menace d’un tournevis. Il y en a pour 100 000 dinars algériens (1 000
euros), et il lui reste une large entaille sur le ventre. Lorsqu’elle va faire constater sa blessure et déclarer l’agression au commissariat le lendemain, l’officier lui répond : «Estimez-vous
heureuse ! La femme qu’ils ont volée il y a quelques jours est à l’hôpital. Ils l’ont violée à cinq, la laissant dans un état de choc.» Pendant les jours suivants, ses agresseurs utilisent son
téléphone, sans être inquiétés pour autant.
En déposant plainte au commissariat, Souad découvre que plusieurs autres femmes des «36 logements» ont subi le même sort. Elle découvre aussi qu’une fille originaire de Saïda (dans l’ouest du
pays) a été retrouvée assassinée quelques mois auparavant et qu’une autre a été tuée il y a trois ans. Outre les «36 logements», les attaques se concentrent dans le quartier des «40 logements».
Fatma, une habitante, décrit le même scénario : un groupe d’une demi-douzaine d’hommes, le visage masqué, équipés d’armes blanches, qui enfoncent sa porte d’entrée au beau milieu de la nuit. Ils
sont comme drogués ou ivres, la bousculent, l’insultent, se livrent à des attouchements et repartent avec tout ce qui a un peu de valeur, même la cafetière électrique… Au commissariat, la même
ritournelle : «Que voulez-vous que l’on fasse ? Vous n’avez qu’à aller ailleurs ! Retournez chez vous, vous serez plus en sécurité. Ici, c’est dangereux pour des femmes comme vous !»
Frustrations. Le chômage, endémique en Algérie, est à l’origine de l’installation d’un grand nombre de femmes seules à Hassi Messaoud, dans la wilaya (unité administrative entre la région et le
département) d’Ouargla. Elles y trouvent, en effet, plus d’opportunités de travail auprès des sociétés étrangères, qui emploient un gros volant d’employées de service et ont la réputation de
mieux payer que les sociétés algériennes. Bien qu’augmenté à la fin de l’année dernière par le gouvernement, le salaire minimum en Algérie reste très bas : 150 euros par mois, mais il n’est pas
appliqué dans le secteur informel. A Hassi Messaoud, région ultraconservatrice, cette surreprésentation des femmes sur le marché du travail attise les frustrations des hommes, bien souvent
réduits au chômage.
La pauvreté n’est pas la seule cause de cette émigration féminine vers le Sud. La dureté de la condition féminine y est pour beaucoup et, notamment, le code de la famille de 1984, qui, bien
qu’amendé en 2005, reste très défavorable aux femmes. Dans Laissées pour mortes, Rahmouna Salah raconte la longue litanie de ses déboires, qui l’ont conduite à s’installer à Hassi Messaoud : un
père qui abandonne le foyer familial à sa misère ; un premier mariage, forcé, suivi d’un enfant, Hamid, et d’un divorce ; un second mariage, avec un homme qui se révèle rapidement violent ; deux
autres enfants, des filles, Nacéra et Hassina, et un nouveau divorce. Sans logement, avec trois enfants à charge, elle ne trouve plus qu’une solution : tenter sa chance à Hassi Messaoud, qu’une
voisine et amie lui présente comme un eldorado. La réalité est moins rose : une ville écrasée de chaleur, des loyers prohibitifs pour de véritables taudis, une population indifférente quand elle
n’est pas hostile. Malgré tout, elle réussit à trouver du travail et fait même venir une jeune cousine.
Tout va tant bien que mal jusqu’à cette nuit du 13 juillet 2001. L’imam intégriste de la mosquée d’Al-Haïcha (la «bête» en arabe algérien), surnom d’un quartier de Hassi Messaoud, incite les
hommes à châtier ces femmes perdues. Une expédition punitive est montée aux cris d’«Allahou akbar» et «Al-jihad, al-jihad». La nuit est interminable : la police n’intervient pas, sauf quelques
agents, à titre individuel. Personne ne sait exactement combien de femmes ont été agressées cette nuit-là : une trentaine, une cinquantaine ? Toutes n’ont pas porté plainte.
Seules Rahmouna et Fatiha sont allées jusqu’au bout. Toute la ville fait corps avec ses «enfants», dont la plupart sont en fuite ou vivent cachés. Trois procès ont successivement lieu au tribunal
de Biskra. On veut les forcer à donner leur pardon, elles s’entêtent. Au final, 20 agresseurs ont été condamnés à vingt ans de prison par contumace, quatre autres à dix ans et un dernier à cinq
ans, toujours par contumace. Parmi les six prévenus présents à l’audience, trois sont acquittés et trois condamnés à de la prison ferme : huit, six et trois ans. «Mais le plus dur, ce n’est pas
l’impunité, confiaient Rahmouna et Fatiha lors d’une rencontre à Paris en février pour la sortie de leur livre. Le plus dur, c’est l’Etat, qui n’a jamais tenu ses promesses de nous aider à nous
reconstruire et qui nous avait promis du travail et un logement.» Chaque fois qu’elles se présentent dans un ministère, on les traite en pestiférées. Comme si leur seule présence rappelait une
réalité insupportable.
SOURCE / LIBERATION PAR Par CHRISTOPHE AYAD
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