Cinq belles réponses à une vilaine question ,
À
propos du « débat sur l’identité nationale »
Par Sylvie Tissot, Pierre Tevanian,
16 avril
Introduction
Au terme du « débat sur l’identité nationale » organisé par Éric Besson, l’heure est au bilan, non pas sur la nature de ladite identité nationale mais sur la
signification d’un tel « débat », sa fonction, ses effets sociaux et enfin la réponse politique qu’il appelle. Si en effet une identité nationale doit aujourd’hui être interrogée, ce n’est pas
une identité raciale, confessionnelle ou culturelle mais une identité politique. Non pas une identité immémoriale et éternelle (cet improbable « Occident judéo-chrétien » autour duquel on
voudrait nous faire communier) mais une forme historique présente. La question à se poser n’est pas « Qu’est-ce que la France ? » mais « Qu’est-ce, politiquement, que la France de 2010 ? » Non
pas « Que sommes nous ? » mais « Que sommes nous devenus pour accepter d’être réduits à une nationalité ? ». Non pas « Comment promouvoir la fierté d’être français ? » mais « Pourquoi faudrait-il
être fier d’être français ? Qui veut qu’on le soit, et pour quoi faire ? ».
Article
Il n’y a bien évidemment aucune raison d’être fier
d’être français, premièrement parce que nous ne sommes pour rien dans cette nationalité dont nous ne faisons qu’hériter ; deuxièmement parce que Pétain et Lacoste sont aussi français que Jean
Moulin et Franz Fanon, parce qu’à côté des innombrables oeuvres artistiques, culturelles, sociales ou politiques admirables produites par des Français existent aussi des guerres, des oppressions,
des bassesses et des lâchetés tout aussi innombrables et tout aussi françaises ; troisièmement parce que, de Samuel Beckett et Pablo Picasso à Missak Manouchian et Olga Bancik, des étrangers, de
passage ou installés en France, ont eux aussi marqué positivement l’histoire du pays ; enfin parce que les Françai-se-s les plus admirables ont toujours été celles et ceux qui ont fait passer
avant la nation leur appartenance à une autre communauté, transnationale : la communauté scientifique, celle des artistes, des musiciens, des philosophes, des antifascistes, des femmes, des
prolétaires, des damnés de la terre, des nègres ou des créoles…
Une fois
rappelées ces évidences, cinq leçons nous paraissent pouvoir être tirées de cette séquence de « débat », que synthétisent cinq contre-mots d’ordre, apparus dans le mouvement social et la culture
populaire ces dernières semaines, ces derniers mois ou ces dernières années.
1. « Nous ne débattrons pas ! »
Ce premier mot d’ordre est le titre d’une pétition lancée par le site Mediapart, et s’il est loin d’apporter une réponse suffisante, à la hauteur de la provocation bessoniste,
il constitue en tout cas un préalable nécessaire. Toute autre posture (par exemple celle de responsables socialistes et d’intellectuels médiatiques comme Michel Onfray se réjouissant d’un débat «
nécessaire » et opposant « leur France », un peu moins « fermée » ou un peu moins pétainiste, au nationalisme de Besson, Hortefeux ou Sarkozy ; ou celle de chercheurs dénonçant uniquement l’oubli
de leur expertise dans la définition officielle de l’identité nationale, et l’absence de leurs livres dans la bibliographie du site gouvernemental) constitue déjà une capitulation devant
l’inacceptable.
Inacceptable, ce débat l’est d’abord, indépendamment de sa
thématique particulière, parce qu’est inacceptable, d’un strict point de vue démocratique, le principe même d’un débat public imposé par l’autorité étatique. Depuis quand la vie intellectuelle
d’un pays doit-elle être rythmée par un agenda fixé par le chef de l’État ? Depuis quand un État, et plus précisément un État qui se veut démocratique et libéral, un État qui ne fait pas de son
chef un « Danube de la pensée », s’octroie-t-il, en plus du droit de peser sur nos actes (par le biais de l’interdit et de la menace de sanction), celui de peser sur nos paroles et même sur nos
pensées, nos opinions, nos sentiments et nos choix les plus intimes ? Besson s’inscrit de ce point de vue dans une lignée :
une loi de 2003 rend désormais passible de prison le simple fait d’ « outrager » (par un sifflet ou un crachat) la Marseillaise ou le
drapeau tricolore ;
d’autres lois ou projets de loi s’occupent de la
manière dont nous nous habillons (la loi de 2004 sur le voile, le projet de loi sur la burqa, sans compter les remontrances répétées d’élus comme Nadine Morano contre les casquettes à l’envers)
;
on décide désormais quelle langue nous devons parler (Jacques-Alain
Bénisti préconisait par exemple dans un rapport parlementaire l’interdiction de la langue d’origine dans les familles immigrées, tandis que Nadine Morano a récemment sommé les musulmans de
renoncer au verlan) ;
on dicte aux professeurs ce qu’ils doivent
enseigner, et quand ils doivent le faire (imposition de la lettre de Guy Môquet aux professeurs d’histoire, tentative d’imposer le « parrainage d’un enfant juif déporté » à chaque élève de
CM2).
Le « débat » bessoniste
constitue l’aboutissement de cette ingérence étatique : ce sont maintenant nos sujets de discussion qui se décident au sommet de l’État – et ce faisant, celui-ci s’autorise à intervenir y compris
sur quelque chose d’aussi intime (en tout cas selon les principes officiels du libéralisme politique) que nos sentiments et nos objets d’amour : le but avoué de l’opération est de faire vivre le
« sentiment national » et de faire « aimer la France » !
Depuis quand
l’État s’autorise-t-il une telle ingérence jusqu’au plus intime de nos consciences ? En un sens depuis toujours. Ce serait en effet idéaliser le passé que de croire qu’il a existé un jour une
complète autonomie de la société civile : il est évident que la liberté d’expression et l’autonomie de la sphère intellectuelle sont des acquis démocratiques tout relatifs, que les formes de
contrôle et de censure étatique qui ont été historiquement abolies ont pour une part été remplacées par une intrication non moins perverse entre pouvoir politique et groupes économiques, et que
la connivence de plus en plus patente entre classe dirigeante et grands médias se traduit par une imposition assez forte de l’agenda gouvernemental comme programme du 20h et donc comme « sujet du
moment » pour le débat intellectuel, les repas de famille et les discussions de bistro ou de machine à café. Mais cette intrication connaît précisément avec le sarkozisme un caractère extrême et
décomplexé, jusqu’à assumer à nouveau des formes de contrôle étatique qu’on croyait révolues.
Et justement parce qu’elle prend une forme aussi violente et caricaturale, l’offensive bessoniste vient, après l’affaire du voile,
l’affaire Guy Môquet ou le l’affaire Bénisti, nous rappeler utilement une vérité qu’on avait pu oublier : les libéraux ne sont pas si libéraux que ça ! Le libéralisme économique s’accompagne
rarement du libéralisme politique qu’il prétend porter et sur lequel il fonde une bonne part de son prestige. Parce que l’ordre capitaliste provoque nécessairement des injustices et donc des
révoltes, l’autorité qui administre cet ordre a, comme tout État, besoin d’endormir ou de formater les consciences par le biais de ce que Louis Althusser appelait des appareils idéologiques
d’État – et le « débat » actuel est l’un de ces appareils.
2. « Tous
ensemble ! »
Une autre raison de ne pas débattre est qu’il est
inacceptable que soient imposés ce débat-là, ces catégories-là (l’identité, la nation) et ces enjeux-là (la fierté d’une identité, l’amour d’une nation), alors que l’urgence sociale est à
d’autres débats – et bien plus : à d’autres combats – structurés par d’autres enjeux (l’égalité, la justice sociale) et d’autres catégories (la classe, le genre, le stigmate raciste ou
homophobe). L’opération obéit à une logique implacable : la recherche d’une identité a pour fonction première d’évacuer la demande d’égalité, tandis que la dimension nationale évacue la dimension
sociale. Il s’agit en somme d’occuper tout le terrain idéologique et médiatique afin d’écarter ou d’étouffer d’autres questions – les vraies de notre point de vue – qui se posent, ou plus
précisément que tentent de poser des acteurs sociaux de plus en plus nombreux, avec les moyens qui sont les leurs et qui ne sont ni des débats en préfecture ni des prime time Besson-Le Pen chez
Arlette Chabot : la grève, la manifestation, l’émeute – ou cette émeute électorale que fut le vote « non » au referendum européen de 2005.
Cette
stratégie est elle aussi très classique – au moins aussi vieille que le capitalisme, sans doute davantage. Pour reprendre une formule de Saïd Bouamama, il s’agit, en produisant des affects
d’amour (de la patrie) et de haine (de « l’étranger »), d’ « unir ceux qui pourraient s’opposer » (les petits blancs exploités et leurs exploiteurs blancs) tout en « divisant ceux qui pourraient
s’unir » (les exploités blancs et non-blancs, français et étrangers, musulmans et non-musulmans) [1]. C’était déjà l’une des fonctions de l’antisémitisme de la droite extrême de l’entre deux
guerres, tel que l’analysait Sartre : la commune détestation du Juif était le moyen pour les maîtres de communier avec leurs serviteurs [2]. Le même marché de dupes est aujourd’hui proposé par la
coalition d’extrême droite plurielle qui nous gouverne , autour d’un nouveau bouc-émissaire : « l’Arabo-musulman ». Et c’est parce qu’une part importante du peuple de gauche accepte ce marché de
dupes que la division l’emporte et que les mobilisations sociales contre les licenciements, la précarisation du travail et le démantèlement des services publics ont tant de mal à
s’imposer.
À cette stratégie de diversion et de division, la réponse
adéquate est le toujours actuel « Tous ensemble », qui nous nous rappelle la nécessité d’un rassemblement, avec nos différences identitaires (notamment nationales, ethniques, culturelles,
religieuses), autour d’intérêts communs (en l’occurrence de classe). Il s’agit en somme de tenir bon sur l’un des fondamentaux du mouvement ouvrier : l’idée que le « travailleur français » dont
se réclame Sarkozy a davantage en commun avec son collègue de travail ou son voisin de palier étranger et/ou africain et/ou musulman et/ou sans-papiers qu’avec Éric Besson, Laurence Parisot ou
n’importe quel patron ou actionnaire franco-français et catho-laïque.
3. «
Nique la France ! »
Ce troisième
slogan émane de la culture populaire et n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse politique. On peut le regretter, car il a le mérite incontestable de congédier aussi fermement qu’il se doit
la diversion nationaliste que nous venons de décrire, tout en affirmant de manière radicale l’attachement à un acquis démocratique essentiel : la liberté d’expression, qui implique un droit
inaliénable à l’impolitesse et à l’antipatriotisme. Niquer la France est en somme un défi salutaire, un acte de résistance au mac-carthysme made in France de Besson et consorts qui tend à
pourchasser l’anti-France comme Mac Carthy pourchassait les « activités anti-américaines ».
Niquer la France, c’est aussi refuser le devoir d’hypercorrection que l’idéologie assimilationniste impose aux immigrés et aux non-blancs – un devoir que le sinistre Éric
Raoult a récemment voulu réaffirmer en appelant la romancière Marie Ndiaye à « l’obligation de réserve » [3]. Niquer la France, et le faire tous ensemble, c’est en d’autres termes rappeler que
l’antipatriotisme ne doit pas être le privilège d’un Brassens ou d’un Renaud.
Plutôt donc que de s’égaliser par le bas en s’alignant sur l’hypercorrection de l’immigré modèle, il est urgent de reconquérir une
liberté de ton, une autonomie de pensée et un droit égal à l’irrévérence, en se solidarisant avec celles et ceux qui, alors qu’ils sont les premières cibles de la chasse aux sorcières, ont le
courage de l’hérésie. Ce chantier, un groupe de rap, la ZEP (Zone d’Expression Populaire) vient magnifiquement de l’ouvrir avec son hymne « Nique la France », écrit par Saïdou alias « Dias » du
MAP (Ministère des Affaires populaires et scandé par deux « vieux issus de la souche », Busta Robert et MC Jean-Pierre [4].
Enfin, le caractère ordurier de la formule rompt opportunément avec la psychologisation et la rhétorique bisounours des brutes
xénophobes qui nous gouvernent, avec leur valorisation de « l’amour » et du « sentiment national », et avec leur diabolisation de « la haine » des « jeunes de banlieue ». Une « haine » dont la
dimension politique et la légitimité, scandaleusement déniée, doit être prise au sérieux.
4. « Non à l’intégration par le jambon ! »
Il existe,
pour souligner les méfaits de ce faux débat, une métaphore convenue : ce débat est un « écran de fumée » qui empêche de voir les vrais problèmes. L’idée est pertinente, nous venons de le voir,
mais à condition de souligner ce que trop de militants de gauche oublient lorsqu’ils ont recours à cette métaphore : la fumée en question ne fait pas seulement écran, elle est aussi toxique et
irrespirable – et elle empoisonne la vie de certains (étrangers, non-blancs, postcoloniaux, musulmans. ) plus que d’autres. Comme d’autres faux débats (sur l’immigration, l’insécurité, le voile
et plus largement l’Islam) auxquels il est intimement lié, le « débat sur l’identité nationale » ne doit donc pas seulement être esquivé au profit d’un recentrage sur des questions sociales comme
le chômage ou la précarité : il doit aussi être pris au sérieux et combattu en tant qu’offensive politique contre une fraction particulière de la classe ouvrière, soumettant ladite fraction à un
surcroît de pression et d’oppression. A contrario, une esquive complète serait un manquement à la nécessaire solidarité entre les fractions françaises et étrangères, blanches et non-blanches,
musulmanes et non-musulmanes, de la classe ouvrière.
Il faut souligner,
sur ce point, le lien tout à fait opportuniste qui est tissé depuis quelques années entre identité nationale, laïcité et féminisme – un lien que toute approche historique sérieuse dément [5], et
qui ne sert qu’à une chose : exclure du « Nous » politique toute présence musulmane assumée et décomplexée. Car c’est évidemment la figure-repoussoir du « voile islamique » qui sert de trait
d’union entre le féminisme et la laïcité – et il faut être aveugle pour ne pas voir la profonde intrication du « débat sur l’identité nationale » avec la campagne contre la burqa et l’abjecte
cabale contre Ilham Moussaïd, « la voilée du NPA ».
Face à cette machine de guerre, le slogan des Indigènes de la république, « Non à
l’intégration par le jambon », constitue un bon antidote, dans la mesure où il manifeste avec radicalité le nécessaire refus des injonctions islamophobes, et plus profondément du principe même de
l’intégration. Car il ne faut pas l’oublier : dans le discours de Besson comme dans l’intitulé même de son ministère, l’identité nationale est articulée à l’immigration par l’entremise d’un
troisième terme qui est précisément l’intégration. « Ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale » signifie en substance : il y a un problème spécifique posé par les
immigrés, ces derniers doivent donc être « intégrés », et ils doivent l’être non pas à la communauté des égaux, jouissant des mêmes droits, du même respect et des mêmes ressources
socio-économiques, mais à « l’identité nationale » – c’est-à-dire à une existence mutilée, normalisée, entièrement soumise à un modèle comportemental bourgeois, urbain, masculin, hétérosexuel,
blanc et catho-laïque, élevé arbitrairement au rang d’étalon « français-donc-universel ».
Bref : dans la mesure où il désigne une population-cible et stigmatise sa déviance « culturelle », le « Ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale
» signifie bel et bien, en termes plus concis : « Ministère de l’intégration par le jambon ». Et l’urgence est donc bien de refuser par principe, au-delà du jambon et du racisme à peine voilé des
campagnes anti-hijab et anti-burqa, le mot d’ordre d’intégration lui-même, qui est à la fois
abusif (pourquoi serait-on obligé de s’intégrer, pourquoi devrait-on le faire à une communauté nationale plutôt qu’à une communauté de classe, de quartier ou
d’affinités affectives, culturelles et/ou politiques, et pourquoi enfin certaines personnes, moins autochtones ou moins blanches que d’autres, auraient en la matière plus de gages à donner
?)
et insuffisant (pourquoi devrait-on se satisfaire d’être inclus plutôt
qu’exclu si cette inclusion nous réserve une place de subalterne et d’exploité ?).
En d’autres termes il ne saurait y avoir, du point de vue de l’émancipation et de la justice sociale, ni obligation de jambon ni devoir d’intégration ni désir d’intégration,
mais simplement – et c’est un programme amplement suffisant – une exigence radicale et opiniâtre d’égalité [6].
De ce point de vue, l’ouverture, timide et tardive mais courageuse dans le climat
islamophobe actuel, d’une liste du NPA à une candidate musulmane et voilée – a constitué indirectement et involontairement une excellente réponse à l’offensive bessoniste. La cabale qui a suivi
ce qui aurait dû, dans un pays non-raciste, être un non-événement, a révélé le niveau d’hystérie et d’infantilisme que produit l’islamophobie dans l’ensemble de la classe politique, et la
perméabilité – sous couvert de laïcité et de féminisme – de nombreuses fractions de la gauche à des thématiques qui devraient rester celles de la droite. Dans un tel contexte, l’attitude qui
s’impose est un absolu soutien de principe du parti à sa candidate, bien au-delà du timide « J’assume » de Pierre-François Grond – et de l’étrange « mais ça n’a pas vocation à faire jurisprudence
» qui l’a accompagné. Même si l’artillerie lourde est à cette occasion déployée contre le NPA, il est essentiel de ne pas céder à l’intimidation : ni le NPA-Vaucluse ni Ilham Moussaïd n’ont
aucune leçon de laïcité ou de féminisme à recevoir, ni de la part de Sarkozy, Mélenchon ou Martine Aubry, ni de la part des fausses féministes – et vraies anti-féministes – que sont Elisabeth
Badinter ou les Ni Putes ni Soumises, ni même de la part de vraies militantes féministes [7]. Que sait-on en effet du féminisme d’Ilham Moussaïd avant d’avoir discuté de la question avec elle ?
Et se permet-on avec les autres candidat-e-s, du NPA ou des autres partis, comme on le fait avec Ilham Moussaïd, d’émettre a priori des doutes sur leur féminisme ?
Par ailleurs, si l’on prend la mesure du racisme d’État, de son ancienneté et de sa
radicalisation récente, si l’on prend la mesure du niveau de stigmatisation que subit aujourd’hui un musulman, et plus encore une musulmane lorsqu’elle porte le voile, si par ailleurs on comprend
la légitimité d’une visibilité et même d’une « Fierté LGBT » pour lutter contre l’homophobie, il ne devrait pas être difficile de comprendre que la visibilité et la fierté musulmane, qu’elles
passent par un foulard assumé ou par d’autres expressions, sont légitimes face à l’islamophobie ambiante [8]. Et s’il ne fait pas de doute que la dénonciation de la visibilité et de la Fierté
LGBT comme « prosélytisme homosexuel » est un contresens et une injure homophobe, il ne devrait pas faire de doute non plus que la dénonciation de la visibilité ou de la fierté musulmane comme «
prosélytisme musulman » est un contresens et une injure islamophobe.
5. «
Nos identités ne sont pas nationales ! »
Il n’y a pas lieu, cela dit, de
disqualifier tout questionnement identitaire. Les questions « Qui suis-je ? » et « Que suis-je ? » sont des questions légitimes et aussi anciennes que l’humanité, et il serait erroné d’y voir
uniquement un luxe de riches ou une lubie nombriliste. Mais comme le clament depuis plusieurs mois les Panthères Roses, nos identités ne sont pas nationales. L’identité est en effet quelque chose
qui se fabrique sur un mode à la fois plus individuel et plus collectif :
c’est l’individu qui construit, déconstruit et reconstruit tout au long de sa vie sa propre identité, plus ou moins consciemment et librement mais en se passant très bien des
conseils avisés de l’autorité étatique, ou du moins cette indépendance des constructions identitaires par rapport aux appareils idéologiques d’État doit-elle être un horizon : nos identités déjà
trop étatisées [9] doivent être dés-étatisées, et non ré-étatisées ou sur-étatisées ;
et s’il est vrai qu’on ne se construit pas tout-e seul-e, coupé-e de tout groupe d’appartenance, on doit pouvoir le faire en plaçant où l’on veut son amour et sa fierté (ou
éventuellement sa honte) et en valorisant ou en rejetant comme on l’entend chacun des multiples groupes d’appartenance auxquels on est lié : la nation pourquoi pas mais aussi le sexe, la race, la
classe, l’orientation sexuelle, la religion, l’origine, la région, la ville, le quartier, la famille, la profession, la communauté de goût esthétique ou de sensibilité
politique…
Ces micro-politiques
de l’identité sont tellement subtiles, mouvantes et multidimensionnelles que l’idée même d’une définition unique et définitive de l’identité, arbitrairement bloquée au niveau national, le tout
sous le haut patronage d’un ministre de la République, aurait du déclencher l’hilarité générale.
Enfin, si des question identitaires comme « qui suis-je » ou « que suis-je » en viennent à se poser avec une acuité particulière,
c’est toujours en lien avec une autre question : « qu’est-ce que je vaux ? ». Tout être humain aspire à un minimum d’estime de soi, ce que Freud a nommé « satisfaction narcissique », et
l’auto-définition identitaire est aussi – et peut-être avant tout – le moyen d’y parvenir en produisant une image de soi suffisamment estimable et aimable. C’est cette économie des besoins
narcissiques qui surdétermine les choix identitaires : ce qui exacerbe par exemple l’inquiétude identitaire et le repli sur une appartenance familiale, religieuse, d’origine ou de quartier (ou
parfois même sur une identité nationale !), c’est souvent le fait que la sphère professionnelle, l’espace social et la communauté politique sont des appartenances impossibles, dont on est en
permanence exclu-e – ou inclus-e à des places subalternes et humiliantes. La dialectique à l’œuvre n’est donc pas celle, imposée, entre « l’immigration » et « l’identité nationale », ou entre «
l’Islam » et « la République laïque », mais entre le mépris et le besoin de respect. En d’autres termes, si on laisse les questions « Qui suis-je » et « Que suis-je » se déployer un tant soi peu
librement, sans chercher comme Sarkozy et Besson à les « nationaliser », elles se posent de manière beaucoup plus concrète et politique : « Qui suis-je et que suis-je pour qu’on me traite comme
ça ? ».
Bref : la question de
l’identité, si on l’envisage de manière concrète, nous emmène très loin de la nation et nous renvoie au coeur de la question sociale. Ce n’est donc pas « une autre identité nationale » – fût-elle
« post-raciale », « plurielle, tolérante et multiculturelle » – qui doit être opposée à la machine de guerre bessoniste, mais une série d’identités ouvrières, précaires et chômeuses, gaies,
lesbiennes et transexuelles, arabes et musulmanes, noires et asiatiques, antiracistes et antisexistes, anticapitalistes et gauchistes… et pourquoi pas islamogauchistes. Et ce n’est pas par des «
débats » que ces identités pourront émerger et se définir, mais par des combats.
SOURCE / Collectif Les mots sont importants