Nous publions aujourd'hui le premier tiers d'un très long reportage de l'écrivaine Arundhati Roy, le texte est passionnant mais long, si vous voulez le lire dans sa totalité, il provient du site BELLA CIAO et vous le trouverez là :
http://bellaciao.org/fr/spip.php?article101230
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La grande écrivaine indienne Arundhati Roy a passé de nombreux jours dans les maquis maoistes de l’Inde. La traduction de son formidable reportage vient
d’être mis en ligne.
Arundhati Roy
Ma marche avec les camarades
Biographie d’Arundhati Roy
Arundhati Roy est née en 1961 d’une mère militante pour les droits de la femme et d’un père
planteur de thé. Avant de pouvoir gagner sa vie de sa plume, elle a multiplié les petits boulots, notamment dans le monde du cinéma (grâce à son second mari) et de la télévision. Mais elle a
également travaillé dans des hôtels de New Delhi, où elle vit toujours aujourd’hui. C’est en 1996 que Roy est projetée sur le devant de la scène internationale à la publication de son premier
roman The God of Small Things, vainqueur de plusieurs prix littéraires et gros succès commercial, ce qui lui a permis de se consacrer totalement à l’écriture. Dès lors, elle décide de s’engager
dans la rédaction d’essais politiques et de non-fictions, publiant deux collections de textes, tout en militant pour des causes sociales.
Elle est une des porte-parole du mouvement anti-globalisation et une critique
véhémente de l’impérialisme. Elle critique également ouvertement l’actuelle approche de l’industrialisation et du développement rapide menée par le gouvernement indien, en ce y compris les grands
projets des compagnies étrangères soutenues par le gouvernement de l’Etat. Son militantisme lui a notamment valu d’être condamnée en 2002 par la Cour Suprême alors qu’elle s’opposait publiquement
à un projet de barrage qui allait exproprier un demi million de personnes sans aucune compensation. Engagée pour son peuple et la sauvegarde des minorités nationales, Roy se mobilise également au
niveau international, notamment contre la politique étrangère des Etats-Unis et les prises de positions d’Israël.
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’Ma marche avec les camarades’
En février 2010, de manière inopinée, Arundhati Roy a décidé de se rendre dans les circonscriptions interdites des forêts de
Dandakaranya du centre de l’Inde, berceau d’un mélange de tribus, dont beaucoup de membres ont pris les armes les grandes sociétés minières, l’Etat et leurs diverses polices et milices. Elle a
enregistré en détail la première ‘rencontre’ journalistique directe avec les guérilleros armés, leurs familles et camarades, avec lesquels elle a ratissé les forêts durant des semaines à ses
propres risques et périls.
Cet essai a été publié le vendredi 19 mars 2010
dans le ‘Outlook Magazine’ de Delhi et traduit par les soins du Secours Rouge de Belgique. Toutes les notes de bas de page sont de la traductrice.
La note sommaire tapée à la machine glissée sous
ma porte dans une enveloppe scellée a confirmé mon rendez-vous avec la Plus Grande Menace pour la Sécurité Intérieure de l’Inde [1]. Cela faisait des mois que j’attendais pour avoir de leurs
nouvelles.
Je devais me trouver au temple Ma Danteshwari de Dantewara,
dans l’Etat du Chhattisgarh, à n’importe quel des quatre moments donnés sur deux jours. C’était ainsi pour tenir compte du mauvais temps, des crevaisons, des blocus, des grèves du transport et de
la pure malchance. La note disait : « L’écrivain devra avoir un appareil photo, un tilak (marque sur le front des hindous) et une noix de coco. La personne à rencontrer aura une casquette, le
magazine ‘Hindi Outlook’ et des bananes. Mot de passe : Namashkar Guruji ».
Namashkar Guruji. Je me demandais si elle attendrait un homme. Et si je devais me procurer une moustache.
Il y a beaucoup de façons de décrire Dantewara. C’est un oxymore. C’est une ville frontalière posée violemment au cœur de l’Inde.
C’est l’épicentre d’une guerre. C’est une ville renversée, à l’envers.
A
Dantewara, la police porte des vêtements quelconques et les rebelles portent des uniformes. Le directeur de la prison est en prison. Les prisonniers sont libres (300 d’entre eux se sont échappés
de la prison de la vieille ville il y a deux ans). Les femmes qui ont été violées se trouvent en garde à vue. Les violeurs font des discours au bazar.
En face de la rivière Indravati, dans la région contrôlée par les maoïstes se trouve
l’endroit que la police appelle ‘Pakistan’ [2]. Là, les villages sont vides, mais la forêt est pleine de gens. Les enfants qui devraient être à l’école courent dans la nature. La guerre mortelle
qui se déroule dans la jungle, est une guerre dont le gouvernement est à la fois fier et effrayé.
L’Opération Green Hunt a été proclamée ainsi que niée. P. Chidambaram, Ministre de l’Intérieur de l’Inde (et qui dirige cette guerre)
dit qu’elle n’existe pas, que c’est une invention médiatique. Et cependant, des fonds considérables lui ont été attribués et des dizaines de milliers de policiers et paramilitaires sont
mobilisées pour elle. Bien que le théâtre de la guerre soient les jungles du centre de l’Inde, elle aura des conséquences pour nous tous.
Si les fantômes sont les esprits persistants de quelqu’un, ou de quelque chose qui a cessé
d’exister, alors peut-être que la nouvelle autoroute à quatre voies qui s’écrase dans la forêt est le contraire d’un fantôme. Peut-être que c’est le présage de ce qui doit encore
arriver.
Les antagonistes dans la forêt sont différents et inégaux à
presque tous les niveaux. D’un côté, il y a une force paramilitaire massive, armée au moyen avec l’argent, la puissance de feu, les médias et la démesure d’une superpuissance
émergente.
De l’autre côté, il y a des villageois ordinaires armés avec
des armes traditionnelles, soutenus par la force de combat d’une guérilla maoïste superbement organisée et grandement motivée, avec une histoire extraordinaire et violente de rébellion armée. Les
maoïstes et les paramilitaires sont de vieux adversaires qui ont combattu leurs vieux avatars respectifs plusieurs fois dans le passé : à Telegana dans les années 50, dans le Bengale occidental,
le Bihar, à Srikakulam dans l’Andhra Pradesh à la fin des années 60 et dans les années 70, et puis encore dans l’Andhra Pradesh, le Bihar et le Maharashtra depuis les années 80 et tout le temps
jusqu’à aujourd’hui.
Ils connaissaient bien les tactiques des uns et des
autres, et ont étudié de près les manuels de combat des uns et des autres. A chaque fois, il a semblé que les maoïstes (ou leurs avatars précédents) n’avaient pas seulement été battus, mais
littéralement, physiquement exterminés. Chaque fois, ils sont réapparus, plus organisés, plus déterminés et plus influents que jamais. Aujourd’hui une fois encore, l’insurrection s’est répandue à
travers les forêts riches en minéraux du Chhattisgarh, du Jharkhand, de l’Orissa et du Bengale occidental - patrie de millions de tribaux indiens, pays de rêve du monde de
l’entreprise.
Il est plus facile pour la conscience libérale de croire que
la guerre dans les forêts est une guerre entre le gouvernement et les maoïstes, qui qualifient les élections de comédie, le parlement de porcherie et qui ont ouvertement déclaré leur intention de
renverser l’Etat indien. Il est commode d’oublier que les populations tribales du centre de l’Inde ont une histoire de résistance qui date de plusieurs siècles avant Mao (C’est bien sûr une
banalité : si elles n’avaient pas cette histoire, elles n’existeraient plus !). Les Ho, les Oraon, les Kols, les Santhals, les Mundals et les Gonds se sont tous rebellés plusieurs fois, contre
les britanniques, les zamindars (percepteurs de l’impôt à l’époque des empereurs [3] et les usuriers.
Les rébellions ont été cruellement écrasées, plusieurs milliers de personnes tuées, mais la population n’a jamais été conquise. Même
après l’indépendance, les populations tribales ont été au cœur du premier soulèvement qui pourrait être qualifié de maoïste, dans le village de Naxalbari au Bengale occidental (où le mot naxalite
- aujourd’hui utilisé de manière interchangeable avec ‘maoïste’ - trouve son origine). Depuis lors, les politiques naxalites ont été inextricablement mêlées aux soulèvements tribaux, ce qui en
dit long sur les tribaux autant que sur les naxalites.
L’héritage de cette révolte a laissé derrière lui une
population furieuse qui a été délibérément isolée et marginalisée par le gouvernement indien. La Constitution indienne, la morale qui sous-tend la démocratie indienne, a été adoptée par le
parlement en 1950. Cela a été un jour tragique pour les peuples tribaux. La Constitution a approuvé la politique coloniale et a fait du gouvernement le gardien des patries tribales. Du jour au
lendemain, elle a transformé l’ensemble de la population tribale en squatteurs de leur propre terre. Elle les a privés de leurs droits traditionnels sur les produits forestiers, elle a
criminalisé toute une manière de vivre. En échange du droit de vote, elle a saisi leur droit à la subsistance et à la dignité.
Les ayant dépossédés et poussés dans une spirale descendante de l’indigence, par un tour de passe-passe cruel, le gouvernement a commencé à utiliser leur propre misère contre
eux. A chaque fois qu’il a eu besoin de déplacer une large population - pour des barrages, des projets d’irrigation, des mines - il a parlé ‘d’amener les tribaux dans la tendance générale’ ou de
leur donner ‘les fruits du développement moderne’. La grande majorité des dizaines de millions de personnes déplacées (plus de 30 millions rien que pour les grands barrages), réfugiés du
‘progrès’ indien, sont des tribaux. Lorsque le gouvernement commence à parler de bien-être pour les tribaux, il est temps de s’inquiéter.
L’expression de la préoccupation la plus récente est venue du Ministre de l’Intérieur qui
dit qu’il ne souhaite pas une population tribale vivant dans un ‘musée des cultures’. Le bien-être des tribaux ne semblait pas être une telle priorité durant sa carrière d’avocat des sociétés,
représentant les intérêts de plusieurs entreprise minières majeures. Cela pourrait être une idée pour mieux comprendre les fondements de sa nouvelle angoisse.
Au cours de ces cinq dernières années environ, les gouvernements du Chhattisgarh, du Jharkhand, de l’Orissa et du Bengale occidental
ont signé des centaines de MOU (Memorandum of Understanding - Note d’Accord) avec des sociétés pour plusieurs milliards de dollars, tous secrets, pour des aciéries, des usines d’éponges de fer
[4], des usines d’énergie, des raffineries d’aluminium, des barrages et des mines. Afin que ces MOU se transforme en argent, les tribaux doivent être déplacés.
Par conséquent, cette guerre.
Lorsqu’un pays qui s’appelle lui-même une démocratie déclare ouvertement la guerre au sein de ses propres frontières, à quoi ressemble
cette guerre ? La résistance a-t-elle une chance ? Devrait-elle ? Qui sont les maoïstes ? Sont-ils simplement des nihilistes violents refilant une idéologie démodée aux populations tribales, les
talonnant dans une insurrection sans espoir ? Quelles leçons ont-ils appris de leur expérience passée ? La lutte armée est-elle intrinsèquement non démocratique ? La Théorie du Sandwich - des
tribaux ‘ordinaires’ coincés entre le feu de l’Etat et celui des maoïstes - est-elle une théorie exacte ? Les ‘maoïstes’ et les ‘tribaux’ sont-ils deux catégories totalement distinctes comme cela
est affirmé ? Leurs intérêts convergent-ils ? Ont-ils appris quoi que ce soit l’un de l’autre ? Se sont-ils changés l’un l’autre ?
La veille de mon départ, ma mère a appelé, semblant somnolente. « J’ai pensé » a-t-elle dit, avec un instinct maternel étrange, « que
ce dont ce pays a besoin, c’est d’une révolution ».
Un article sur
internet dit que le Mossad israélien est en train de former 30 officiers de police haut gradés indiens aux techniques des assassinats ciblés, pour décapiter l’organisation maoïste. Il y a une
discussion dans la presse à propos du nouveau matériel qui a été acheté à Israël : détecteurs télémétriques à laser, équipement d’imagerie thermique et les drones si populaires grâce à l’armée
américaine. Armes parfaites à utiliser contre les pauvres.
Le trajet de
Raipur à Dantewara prend environ dix heures à travers des régions connues pour être ‘infestées de maoïstes’. Il n’y a pas de mots innocents. ‘Infester/infection’ suppose ‘maladie/parasites’. Les
maladies doivent être soignées. Les parasites doivent être exterminés. Les maoïstes doivent être anéantis. De cette manière rampante et inoffensive, le langage du génocide est entré dans notre
vocabulaire.
Pour protéger les autoroutes, les forces de sécurité ont
‘sécurisé’ une largeur de bande étroite de forêt de chaque côté. Plus loin à l’intérieur, il y a l’empire de ‘Dada log’. Les Frères. Les Camarades.
Dans la banlieue de Raipur, un énorme panneau d’affichage fait la publicité de l’hôpital du
cancer de Vedanta (la compagnie pour laquelle notre Ministre de l’Intérieur à un jour travaillé). Dans l’Orissa, où elle extrait la bauxite, Vedanta finance une université. Par ces manières
rampantes et inoffensives, les sociétés minières pénètrent nos imaginations : les Doux Géants qui se soucient vraiment de nous. Cela s’appelle la CSR, Corporate Social Responsibility
(Responsabilité Sociale des Sociétés). Cela permet aux exploitations minières d’apparaître comme l’acteur légendaire et ancien Ministre en Chef, qui aimait jouer toutes les parties dans les
mythologies Telugu - les bons gars et les mauvais gars, tout en une fois, dans le même film. Cette CSR masque les réalités économiques scandaleuses qui sous-tendent le secteur minier en Inde. Par
exemple, selon le récent Rapport Lokayukta pour Karnakata, pour chaque tonne de minerai de fer extrait par une compagnie privée, le gouvernement reçoit une royaltie de 27 roupies et la compagnie
minière s’en fait 5.000. Dans les secteurs de la bauxite et de l’aluminium, les chiffres sont encore pires. Nous parlons de vol à la lumière du jour à hauteur de milliards de dollars. Assez pour
acheter des élections, des gouvernements, des juges, des journaux, des chaînes de télévision, des ONG et des agences d’aide. Qu’est-ce alors qu’un hôpital du cancer, ici et là
?
Je ne me souviens pas avoir vu le nom de Vedanta sur la longue liste des
MOU signées par le gouvernement du Chhattisgarh. Mais je suis assez tordue pour soupçonner que s’il y a un hôpital du cancer, il doit y avoir une montagne au sommet plat pleine de bauxite quelque
part.
Nous dépassons Kanker, réputé pour sa Counter Terrorism & Jungle
Warfare Training School (Ecole de formation au contre-terrorisme et à la guerre de jungle) dirigée par le général de brigade B K Ponwar, Rumpelstiltskin (un personnage de conte) de cette guerre,
chargé de la mission de transformer des policiers corrompus et peu soignés (de la paille) en des commandos de la jungle (en or). « Combattre la guérilla comme la guérilla », la devise de l’école
de formation à la guerre, est peinte sur les pierres.
On apprend aux
hommes à courir, à glisser, à monter et à descendre d’hélicoptères en vol, à monter à cheval (pour certaines raisons), à manger des serpents et à vivre de la jungle. Le général de brigade est
très fier de former des chiens de rue à combattre les ‘terroristes’. 800 policiers sont diplômés de l’école de formation à la guerre toutes les six semaines. Vingt écoles semblables sont
planifiées à travers toute l’Inde. La force de police est graduellement transformée en armée. (Dans le Cachemire [5], c’est l’inverse : l’armée est transformée en force de police bouffie,
bureaucratique). A l’envers. A l’endroit. Quoi qu’il en soit, l’Ennemi est le Peuple.
Il est tard. Jagdalpur dort, excepté les nombreux panneaux d’affichages de Rahul Gandhi [6] demandant aux gens de se joindre au Congrès des Jeunes. Il s’est rendu dans le
Bastar deux fois ces derniers mois, mais n’a pas dit grand chose à propos de la guerre. Elle est probablement trop désordonnée pour que le Prince du Peuple ne s’en mêle à ce stade. Ses
gestionnaires médiatiques doivent avoir mis pied à terre. Le fait que la Salwa Judum [7] - le groupe d’autodéfense épouvantable parrainé par le gouvernement, responsable de viols, d’assassinats,
d’incendies de villages et d’expulsion de centaines de milliers de personnes de leurs maisons - est dirigé par Mahendra Karma, membre du Congrès, ne joue pas un grand rôle dans la publicité
soigneusement orchestrée autour de Rahul Gandhi.
Je suis arrivée au temple Ma Danteshwari bien à l’heure pour mon
rendez-vous (premier jour, première apparition). J’avais mon appareil photo, ma petite noix de coco et une tika de poudre rouge sur mon front. Je me suis demandée si quelqu’un me regardait et
rigolait. Quelques minutes plus tard, un jeune garçon m’a approchée. Il avait une casquette et un sac à dos d’école. Du verni rouge ébréché sur les ongles de ses doigts. Pas de ‘Hindi Outlook’,
pas de bananes. « Etes-vous celle qui entrez ? » m’a-t-il demandé. Pas de Namashkar Guruji. Je ne savais pas quoi dire. Il a sorti une note trempée de sa poche et me l’a donnée. Elle disait «
Outlook nahi mila » (N’ai pas pu trouver d’Outlook). « Et les bananes ? » « Je les ai mangées » m’a-t-il dit, « j’ai eu faim ».
Une vraie menace pour la sécurité.
Son sac à dos disait Charlie Brown - pas votre imbécile habituel [8]. Il a dit que son nom était Mangtu. J’ai rapidement appris que
Dandakaranya, la forêt dans laquelle j’étais prête à entrer, était pleine de gens qui avaient de nombreux noms et des identités changeantes. Cette idée était comme un baume pour moi. Quel bonheur
de ne pas être coincé avec soi-même, de devenir quelqu’un d’autre pour un moment.
Nous avons marché jusqu’à l’arrêt de bus, seulement à quelques minutes du temple. Il était déjà bondé. Les choses se sont passées très vite. Il y avait deux hommes sur des
motos. Il n’y a pas eu de conversation - juste un regard de reconnaissance, un déplacement du poids du corps, la montée en régime des moteurs. Je n’avais aucune idée d’où nous allions. Nous avons
dépassé la maison du commissaire de police, que j’ai reconnue de ma précédente visite. Le commissaire était un homme franc. « Vous voyez m’dame, pour parler franchement, ce problème ne peut pas
être résolu par nous, policiers et militaires. Le problème avec ces tribaux, c’est qu’ils ne comprennent pas l’avidité. A moins qu’ils ne deviennent gourmands, il n’y a aucun espoir pour nous.
J’ai dit à mon chef, enlevez la force, et à la place, mettez une TV dans chaque maison. Tout se règlera automatiquement ».
En un rien de temps, nous roulons hors de la ville. Pas de file. Ca a été un long trajet, trois heures selon ma montre. Nous nous
sommes arrêtés brutalement au milieu de nulle part, sur une route vide longée par la forêt des deux côtés. Mangtu est descendu. Moi aussi. Les motos sont parties et j’ai ramassé mon sac à dos
pour suivre la petite menace pour la sécurité intérieure dans la forêt. C’était une journée magnifique. Le sol de la forêt était un tapis d’or.
Après un moment, nous avons émergé sur les rives blanches et sableuses d’une large rivière
calme. Elle était manifestement alimentée par la mousson, et donc maintenant, c’était plus ou moins du sable plat, avec au centre un courant ne dépassant pas la cheville, facile à traverser. De
l’autre côté se trouve le ‘Pakistan’. « Là-bas m’dame » m’avait dit le policier franc, « mes hommes tirent pour tuer ». Je me suis souvenue de ça comme nous commencions à traverser. Je nous ai
vus dans le viseur d’un fusil d’un policier - minuscules silhouettes dans le paysage, faciles à abattre. Mais Mangtu semblait assez peu inquiet, et j’ai pris modèle sur lui. Nous attendant sur
l’autre rive, dans une chemise vert citron se trouvait Chandu, qui a dit Horlicks ! Une menace pour la sécurité légèrement plus vieille. Peut-être 20 ans. Il avait un sourire mignon, un vélo, un
bidon avec de l’eau bouillie et de nombreux paquets de biscuits au glucose pour moi, de la part du Parti. Nous avons repris notre souffle et recommencé à marcher de nouveau. Il s’est avéré que le
vélo était un moyen pour brouiller les pistes. Le chemin était pratiquement entièrement non-cyclable. Nous avons escaladé des collines abruptes et descendu des chemins empierrés le long de
corniches vraiment précaires. Lorsqu’il ne pouvait pas le pousser, Chandu soulevait le vélo et le transportait au-dessus de sa tête comme s’il ne pesait rien. J’ai commencé à m’interroger à
propos de son air perplexe de garçon de village. J’ai découvert (beaucoup plus tard) qu’il pouvait manier n’importe quel type d’arme, « excepté le LMG [9] » m’a-t-il informé
joyeusement.
Trois hommes magnifiques imbibés, avec des fleurs dans leur
turban, ont marché avec nous durant environ une demi-heure, avant que nos chemins ne se séparent. Au coucher du soleil, leurs sacs en bandoulière ont commencé à chanter. Ils avaient des coqs
dedans, qu’ils avaient apportés au marché mais n’avaient pas réussi à vendre.
Chandu semble être capable de voir dans le noir. Je dois utiliser ma lampe électrique. Les grillons se mettent en marche, et bientôt
il y a un orchestre, un dôme de son au-dessus de nous. Il me tarde de regarder le ciel nocturne, mais je n’ose pas. Je dois garder mes yeux au sol. Un pas à la fois.
Concentrée.
J’entends des chiens. Mais je ne peux pas dire à quelle
distance ils sont. Le terrain s’aplani. Je vole un coup d’œil vers le ciel. Cela me met en extase. J’espère que nous allons nous arrêter bientôt. « Bientôt » dit Chandu. Cela s’avère être un peu
plus d’une heure. Je vois les silhouettes d’énormes arbres. Nous arrivons.
Le village semble spacieux, les maisons sont très éloignées les unes des autres. La maison dans laquelle nous entrons est magnifique. Il y a un feu, autour duquel quelques
personnes sont assises. Plus de gens dehors, dans l’obscurité. Je ne peux pas dire combien. Je peux juste plus ou moins les discerner. Un murmure circule. Lal Salaam Kaamraid (Salutations rouges,
Camarade). Lal Salaam, je dis. Je suis au-delà de la fatigue. La femme de maison m’appelle à l’intérieur et me donne du poulet au curry cuit dans des haricots verts et du riz rouge. Fabuleux. Son
bébé est endormi à côté de moi, ses bracelets de cheville argentés brillent à la lumière du feu.
Après le dîner, j’ouvre la fermeture éclair de mon sac de couchage. C’est une intrusion étrange de son, cette grosse tirette.
Quelqu’un allume la radio. Service BBC Hindi. L’Eglise anglicane a retiré ses fonds du projet Niyamgiri de Vedanta, invoquant la dégradation de l’environnement et les violations des droits de la
tribu Dongria Kondh. Je peux entendre les clochettes du bétail reniflant, traînant, pétant. Tout va bien dans le monde. Mes yeux se ferment.
Nous sommes debout à 5 heures. Sur la route à 6. Après deux heures, nous traversons une
nouvelle rivière. Nous marchons à travers de magnifiques villages. Chaque village a sa famille de tamariniers qui le surveille, comme une étreinte d’énormes dieux bienveillants. Doux tamarinier
du Bastar. A 11 heures, le soleil est haut, et la marche moins amusante. Nous nous arrêtons dans un village pour dîner.
Chandu semble connaître les gens dans la maison. Une sublime jeune fille flirte avec lui. Il
a l’air un peu timide, peut-être parce que je suis là. Le dîner est composé de papaye crue avec du masoor dal et du riz rouge. Et de la poudre de chili rouge. Nous allons attendre que le soleil
perde un peu de son intensité avant de recommencer à marcher. Nous faisons une sieste dans le belvédère. Il y a une maigre beauté dans le lieu. Tout est propre et nécessaire. Pas de désordre. Une
poule noire parade de haut en bas du petit mur de boue. Une grille de bambou stabilise les chevrons du toit de chaume et se double comme un casier de rangement. Il y a un balai d’herbe, deux
tambours, un panier tissé rouge, un parapluie cassé et toute une pile de boîtes en carton ondulé aplaties et vides. Quelque chose me saute aux yeux. J’ai besoin de mes lunettes. Voici ce qui est
imprimé sur le carton : Puissance Idéale 90 Emulsion à Haute Energie Explosive (Classe-2) SD CAT 22.
Nous recommençons à marcher vers deux heures. Dans le village où nous nous rendons, nous allons rencontrer Didi (Soeur, Camarade) qui
sait ce que sera la prochaine étape du voyage. Chandu ne le sait pas. Il y a aussi une économie de l’information. Personne n’est supposé tout savoir. Mais quand nous atteignons le village, Didi
n’est pas là. Il n’y a aucune nouvelle d’elle. Pour la première fois, je vois un petit nuage d’inquiétude s’installer chez Chandu. Un très gros s’installe chez moi. Je ne sais pas quels sont les
systèmes de communications, mais que faire s’ils ont mal tourné ?
Nous sommes stationnés à l’extérieur d’un
immeuble scolaire déserté, un peu en dehors du village. Pourquoi toutes les écoles de village du gouvernement sont-elles construites comme des bastions en béton, avec des volets en fer aux
fenêtres et des portes en accordéon coulissantes en fer ? Pourquoi pas comme les maisons du village, avec de la boue et de la chaume ? Parce qu’elles se dédoublent en casernes et en bunkers. «
Dans les villages du Abhujmad » dit Chandu « les écoles sont comme ça... » Il gratte le plan d’un immeuble avec une brindille dans la terre. Trois octogones attachés les uns aux autres comme les
alvéoles d’une ruche. « Ainsi ils peuvent tirer dans toutes les directions ». Il dessine des flèches pour illustrer son propos, tel un graphique de cricket - la roue du chariot du batteur. Il n’y
a aucun professeur dans aucune école, dit Chandu. Ils se sont tous enfuis. Où les avez-vous chassé ? Non, nous ne chassons que la police. Mais pourquoi les professeurs devraient-ils venir ici,
dans la jungle, alors qu’ils reçoivent leurs salaires assis à la maison ? Un bon point. Il m’informe que ceci est une ‘nouvelle région’. Le Parti n’y est entré que récemment.
Environ vingt jeunes personnes arrivent, filles et garçons. Adolescents ou au début de la
vingtaine. Chandu explique que c’est la milice au niveau du village, le rang le plus bas de la hiérarchie militaire maoïste. Je n’avais jamais vu personne comme eux avant. Ils sont vêtus de saris
et de lungis [10], certains en uniforme vert olive effiloché. Les garçons portent des bijoux, des coiffures. Certains ont aussi des couteaux, des haches, un arc à flèche.