L’ « Irlande du Nord », un produit du charcutage électoral, pas de la démocratie


Article de Liam O’Ruairc, initialement paru dans The Sovereign Nation

 


Depuis quelques mois, le journal belfastois Newsletter publie une série de billets sur le thème de ‘L’Union en 2021′, pour préparer le centenaire de la création de l’ « Irlande du Nord ». Ce qui point à l’horizon n’est donc pas seulement le centenaire du Soulèvement de pâques 1916, mais aussi, dans dix ans, celui de la partition. Ceci nous donne l’occasion d’instruire à nouveau le procès républicain contre la partition et contre l’existence de l’ « Irlande du Nord ». Il ne s’agit pas d’un cas d’ « irrédentisme », comme Paul Bew et Henry Patterson tentent de le présenter. Il s’agit fondamentalement d’une question de démocratie. Puisque la démocratie est l’essence même du républicanisme, pour les républicains, le problème réside avant tout dans le fait que l’ « Irlande du Nord » est un produit du charcutage électoral, pas de la démocratie. Cette entité est basée sur un décompte sectaire pour perpétuer la suprématie, pas l’égalité. Cette entité n’est pas fondée sur le consentement, mais sur la coercition. Elle n’est pas fondée sur le règne de la loi, mais sur un système où les règles normales de justice peuvent être contournées.

Cette entité a été imposée par l’Etat britannique, non pas créé par la volonté du peuple. Elle a été établie par une loi du parlement britannique en 1920, pour laquelle absolument personne en Irlande n’a voté. La façon dont le gouvernement britannique envisageait la démocratie peut être résumée par ce que le premier ministre Lloyd George écrivit à Lord Carson en 1916 : « Nous devons insister clairement sur le fait que l’Ulster ne fusionnera pas, qu’elle le veuille ou non, avec le reste de l’Irlande ». Et le peuple de l’Irlande toute entière n’a pas eu son mot à dire.

La partition de l’Irlande n’est pas même basée sur la volonté de ceux de l’intérieur de la zone partitionnée. Le long de la frontière actuelle, des zones ont été inclues qui avaient une population dont la majorité voulait être de l’autre côté de la frontière. Il y a même quelques indications montrant que les unionistes ne voulaient pas de la partition. Quelques historiens comme Clare O Halloran pensent qu’une partition d’une espèce ou d’une autre était quelque chose d’inévitable. Toutefois, ce fut le gouvernement britannique qui choisit la façon dont l’Irlande allait être divisée et qui imposa son choix par la force. Il est inconcevable que des négociations entre républicains, nationalistes et unionistes aient pu produire ce même résultat, surtout si l’Etat britannique avait été mis de côté. Le premier responsable de la partition, c’est le gouvernement britannique, et l’ « Irlande du Nord » n’est maintenue que par les armes et la finance britannique.

On entend souvent l’argument selon lequel la partition était un acte légitime, parce qu’une majorité dans l’ « Irlande du Nord » voulait rester à l’intérieur du Royaume-Uni. Mais il faut avant tout tracer une ligne de démarcation pour savoir où commence et où finit cette majorité pour la partition. La seule entité constitutionnelle reconnue jusqu’à l’an 1920 était l’Irlande des 32 comtés. Elle s’est reconnue elle-même en tant qu’entité constitutionnelle avant Henry II, bien qu’elle ait eu des difficultés à établir un gouvernement central (sur ce sujet, voir: Christopher Maginn, ‘Contesting the sovereignty of early modern Ireland’, History Ireland, November-December 2007).

Elle a été gouvernée en tant qu’entité pendant 750 ans sous la domination britannique. C’est le parlement d’Irlande qui passa l’Acte d’Union en 1800, sans qu’il soit jamais question que l’Irlande des 32 comtés ne se désintègre en passant l’Acte d’Union. Elle a été gouvernée en tant qu’entité distincte sous le régime de l’Union jusqu’en 1920, lorsque le gouvernement britannique passa outre la démocratie de l’Irlande et divisa le pays. Il y existe par conséquent un terrain solide pour considérer l’Irlande des 32 comtés comme l’unité légitime pour l’auto-détermination. Quant à la base historique, géographique ou nationale qui justifierait l’existence de l’ « Irlande du Nord », c’est quelque chose de plus discutable.

L’ « Irlande du Nord » des six comtés n’est pas l’Ulster des neuf comtés et peu de choses rendent sa population distincte du reste de l’île (d’ailleurs tous les protestants d’Ulster ne se considèrent pas comme britanniques ou unionistes). Considérer l’ « Irlande du Nord » comme l’unité légitime pour l’auto-détermination a peu de raison d’être politiquement, géographiquement ou historiquement. Sur ce genre de base, on pourrait soutenir que si les six comtés peuvent faire sécession des trente deux comtés, alors il y a autant de raison pour que les comtés de Fermanagh, de Tyrone et d’Armagh en fassent autant et se séparent de l’ « Irlande du Nord »! Finalement donc, la seule façon normale de mener des élections, est de représenter le suffrage de tout l’agrégat, ce qui fait que même si une « majorité » dans le Nord exprimait son souhait de rester dans le Royaume-Uni, elle manquerait malgré tout de légitimité démocratique.

En fait, l’ « Irlande du Nord » n’a pas exigé l’auto-détermination, elle a été créée pour empêcher l’auto-détermination. L’ « Irlande du Nord » a été créée et maintenue par la menace de la violence et le déni de la démocratie. Son origine, c’est un décompte sectaire, comme l’explique John Whyte : « La frontière a été dessinée pour englober non seulement presque toutes les zones à majorité unioniste, mais aussi un nombre considérable de zones à majorité nationaliste. Dans le pays pris en tant que tout, il n’y avait à l’époque de la partition de majorité unioniste que dans quatre des six comtés de l’Irlande du Nord. Si une unité plus petite avait été choisie, des parties du Tyrone et du Fermanagh auraient été réclamées par l’unionisme, mais de grandes parties d’autres comtés auraient été perdues au bénéfice du nationalisme… Les unionistes ne se préoccupaient que de savoir quelle étendue de territoire ils pourraient contrôler. L’idée qu’il était peut-être injuste d’exiger un territoire plus grand que celui qui était réellement unioniste n’est apparemment pas entrée dans leurs têtes. Ce fait peut être utilisé par leurs critiques qui considèrent que les unionistes ne cherchaient pas l’égalité, mais la suprématie. » (John Whyte, Interpreting Northern Ireland, Oxford University Press, 1990, pp.163-164).

Sur cette base, on peut avec beaucoup de raison battre en brèche l’idée « qu’il n’y a rien d’intrinsèquement réactionnaire dans une frontière nationale qui mette les protestants en position de supériorité numérique. » (Paul Bew, Peter Gibbon, Henry Patterson, The State in Northern Ireland, Manchester University Press, 1979, p. 221)

En conséquence, le peuple d’Irlande s’est vu retirer ses droits en tant que majorité, et un système non-démocratique de majorité artificielle et de minorité artificielle a été mis en place. Ce qui rendait la partition « légitime », c’est qu’une majorité dans le nord la voulait, alors que c’est justement la partition qui avait fabriqué cette majorité (par conséquent artificielle)! Mais puisque la démocratie est ordinairement considérée comme la domination de la majorité (ce que Martin Mansergh traiterait probablement de pensée majoritaire dépassée), beaucoup considèrent qu’il serait non-démocratique de forcer les unionistes, qui sont une majorité dans l’ « Irlande du Nord », à entrer dans une Irlande unie sans leur consentement. Ce qu’ignore cet argument, c’est précisément la nature artificielle de cette « majorité ».

Avant la partition, les unionistes formaient une minorité dans l’ensemble de la population de l’Irlande. L’existence même de l’ « Irlande du Nord » vient du gouvernement britannique et du refus unioniste d’accepter les résultats de la règle majoritaire en Irlande toute entière [il s'agit de l'élection de 1918 qui concernait les 32 comtés et qui a vu la victoire écrasante de Sinn Féin et de l'option indépendantiste, NdT]. Pour rendre légitime ce refus, il fallut transformer les unionistes en une « majorité ». Ceci fut fait lorsque fut créée l’ « Irlande du Nord » dont les frontières furent délibérément dessinées pour exclure les comtés qui étaient nationalistes et républicains [Il s'agit des trois autres comtés d'Ulster : Donegal, Cavan et Monaghan, NdT].

Dans ce nouvel Etat, les unionistes jouissaient donc d’une claire majorité. Le fait que dans l’ « Irlande du Nord », les voix unionistes dépassent les voix nationalistes et républicaines n’est qu’une conséquence de la façon dont les frontières ont été tracées à l’époque de la partition; cela n’atteste en aucune façon la justice ou la nature démocratique de leur position. Le principe du consentement pour un changement constitutionnel ne fait référence qu’au consentement à l’intérieur des six comtés, contre la volonté de la majorité du peuple d’Irlande : ce principe est donc taillé dans une étoffe démocratique douteuse.

La majorité artificielle a été mise en place pour que soit construit un « Etat protestant pour un peuple protestant », un Etat fondé sur la discrimination et la réaction sectaire ["bigotry"]. Même si l’ « Irlande du Nord » était formellement démocratique, avec plus d’un tiers de sa population qui conteste sa légitimité,  elle ne pouvait pas fonctionner en tant qu’Etat démocratique normal. C’était un Etat d’exception reposant pour sa survie sur les pouvoirs spéciaux, le sectarisme et la fraude électorale. Du côté nationaliste, l’expérience de la création de l’ « Irlande du Nord » est l’équivalent de l’expérience palestinienne de la « Naqba ». Les nationalistes sont devenus une minorité artificielle et ont été longtemps traités en citoyens de deuxième classe. L’ « Irlande du Nord » a été fondée sur la coercition, pas le consentement. Elle n’est pas fondée sur le règne de la loi, mais sur un système où les règles normales de la justice peuvent être outrepassées. Beaucoup de libertés civiles considérées comme acquises dans d’autres pays occidentaux ont toujours été sévèrement restreintes dans les six comtés.

Depuis le jour de sa naissance, l’ « Irlande du Nord » a toujours été plus ou moins prise sous un état d’urgence où les libertés civiles ont été sévèrement retranchées. L’Etat britannique s’est dispensé de suivre les procédures « normales » de la loi et a utilisé les « pouvoirs spéciaux » pour les arrestations, les détentions, les internements sans procès. Il a utilisé les méthodes extra-légales de « tirer pour tuer » pour éliminer des opposants politiques, la collusion [entre services de sécurité et escadrons de la mort loyalistes, NdT], la censure, la torture, le traitement inhumain et dégradant des prisonniers, l’abolition des jurys dans les procès. Tous ces aspects ont été documentés par des organismes internationaux pour les droits de l’homme. Les contraintes qui pèsent sur les membres des forces de sécurité sont minimales. Aujourd’hui, les forces de sécurité ont des pouvoirs presque illimités pour appréhender, fouiller, arrêter et détenir qui bon leur semble. Les tribunaux sans jury et la maltraitance des suspects est encore la norme.

L’accord de Belfast a certainement créé une plus grande égalité pour les nationalistes dans l’ « Irlande du Nord » et a donné à celle-ci plus de légitimité aux yeux des nationalistes. Les six comtés de 2011 ne sont pas le même endroit qu’en 1971 ou en 1921. Mais dire « que l’Irlande du Nord est ‘plus stable’ et ‘plus légitime’ ne signifie pas pour autant qu’elle est stabilisée ou légitimée. » (Sara O Sullivan (ed) Contemporary Ireland: A Sociological Map, Dublin: University College Dublin Press, 2007, p. 416). Parce que la réalité fondamentale est que l’Irlande du Nord est « intrinsèquement sectaire et non-démocratique et que la présence britannique ne sert qu’à perpétuer cet état de chose. » (Michael Farrell, Northern Ireland : The Orange State, Pluto Press, 1976, p. 332).

 

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