Keren Ann - 101
Meurtres et humour noir hantent le nouvel album de Keren Ann, musicienne solitaire et surdouée. Entretien, critique et écoute.
Qui dit 101, dit dalmatiens. Mais c’est aussi le nombre d’étages d’un gratte-ciel de Taïwan, le Taipei 101, qui a inspiré à Keren Ann le titre de son nouvel album.
Un nombre palindrome, qui colle parfaitement à la démarche de cette musicienne dont la vie est un éternel recommencement, une succession de départs, d’allers et de retours.
Avec un studio personnel installé dans quatre métropoles (New York, Paris, Reykjavík, Tel-Aviv), Keren Ann est une voyageuse solitaire et une musicienne
hyperactive. En marge de ses oeuvres personnelles, on l’a vue ces derniers mois réaliser les albums d’Emmanuelle Seigner et de Sylvie Vartan, composer une BO de film (Thelma, Louise et
Chantal), ou plancher sur l’écriture d’un opéra classique.
Une décennie après la pièce à quatre mains agencée avec Benjamin Biolay pour Henri Salvador, on retrouve donc Keren Ann avec un nouvel album fait maison. Sixième
acte d’une discographie sans faux pas, 101 se dévoilait il y a plusieurs semaines via un prodigieux single. Electronique, transparent et pur comme de l’eau de source, My Name Is
Trouble ouvre ce recueil éblouissant, qui voit la musicienne s’éloigner toujours plus de l’aridité folk de ses débuts pour explorer des climats changeants et orageux, mais sans perdre en
route la pudeur magnifique dont elle est, depuis les premiers arpèges de La Biographie de Luka Philipsen (2000), la grande (Ke)reine.
Nappes d’arrangements, orchestrations d’orfèvre, choeurs en apesanteur : 101 est un disque mille-feuille fascinant et sombre. Un album à étages qui visite
les fantasmes sombres de la musicienne et la mort, mais qu’un curieux humour noir, dans les textes comme dans l’artwork, vient régulièrement détourner. Rencontre avec son architecte, spécialiste
de la haute voltige.
ENTRETIEN >
101 est ton sixième disque publié en dix ans. Comment appréhendes-tu la sortie de tes albums ?
Keren Ann – Je me sens très bien car je
suis déjà occupée à d’autres projets. Je travaille sur l’écriture d’un opéra classique, Red Waters, avec Bardi (Jóhannsson, le musicien islandais avec qui elle partage le projet Lady &
Bird – ndlr), qui sera mis en scène à Orléans, puis à Caen et à Rouen. Maintenant que le single est sorti, j’ai hâte que l’album paraisse car j’envisage toujours mes disques comme des
oeuvres complètes, où chaque titre a son rôle, où l’ordre des morceaux a un sens.
Comment l’univers de cet album, à la fois noir et joueur, t’a-t-il été inspiré ?
Chaque disque a à voir avec ce que je vis. Pas forcément au moment de la composition : parfois, quelque chose du passé revient. Mais ça reste personnel.
101 a une singularité : il m’a permis de développer un certain humour noir, un regard décalé sur les drames de ma vie. Je dis “drame” même si je n’aime pas trop ce mot, d’autant que j’ai
appris à accepter ce qui m’arrivait. Peut-être devrais-je plutôt parler d’obstacles.
Tu fais référence à la disparition de ton père ?
Ce n’est peut-être pas tant sa mort que sa maladie qui m’a inspirée. J’étais une vraie fille à papa, j’ai toujours eu un regard et des sentiments très forts pour
cet homme qui m’a appris énormément de choses. Etre près de lui pendant sa maladie, pendant sa perte de poids, a certainement eu un impact sur ma créativité. On doit rester fort, être là pour
quelqu’un qu’on aime, réussir à l’accompagner. Le décalage entre la force que j’ai trouvée en moi à ce moment-là et la difficulté à vivre ce genre de choses m’a permis d’écrire sans me poser de
questions, sans chercher à savoir si c’était poétique ou non. Avant, je me demandais cent fois si je devais enrichir tel titre, alléger tel autre. Quand on côtoie la mort, c’est comme si on était
drogué. On s’autorise certainement plus de choses.
101 n’est pas un disque totalement sombre…
J’aime les nuances, les équilibres : si le morceau est sombre, le propos
sera plus léger. C’est ce qui m’a poussée à développer l’artwork de l’album, ce côté dark avec le sourire aux lèvres… J’ai toujours adoré l’humour noir, cette façon propre au cinéma américain de
raconter des drames de manière simple et accessible, comme chez Hitchcock ou Tarantino. J’aime cette façon décalée de parler de meurtre, de crime, de sang. L’écriture permet ce fantasme : se
mettre dans la peau de n’importe qui, même d’une personne capable de meurtre. Je ne choisis pas des héros qui suivent le droit chemin, je peux être touchée par chaque manière de voir les choses,
la vie, la mort. Et puis j’aime le romantisme, la poésie des gangsters, la fascination que peut provoquer la lecture d’un texte de Bonnie Parker. C’est quelque chose de très présent dans le
cinéma mais qui a aussi irrigué la musique. Chez Lee Hazlewood, on retrouve ces intrigues, ces histoires de cow-boys, ces criminels amoureux.
Suite et fin sur le site LES INROCKS.COM