Il y a un avant et un après 1989, la chute du mur de Berlin. Date marquant la fin de la fameuse guerre froide. Une chute qui privait définitivement l'Occident de son meilleur ennemi qui justifiait depuis des décennies la puissance du complexe militaro-industriel nord-américain. Un ennemi qui était d'ailleurs un "bon" ennemi, aussi constant que parfaitement identifié, un ennemi utile.
Que faire après sa disparition ?
Question intéressante à laquelle Pierre Conesa, agrégé d'histoire et enseignant à Sciences-Po, tente de répondre, avec succès. Signalons qu'il écrit aussi régulièrement dans Le Monde diplomatique et qu'il fut en 2007, l'auteur de "Les mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terrorisme" aux éditions de l'Aube.
Rien de plus utile qu'un ennemi.
Il permet de souder une nation, un peuple, comme nous avons pu le remarquer aux Etat-Unis au lendemain du 11 septembre. De plus il est essentiel pour conforter sur le plan industriel et idéologique, le fameux complexe militaro-industriel dominant. Qui fut le premier à se renforcer quand éclatèrent les guerres en Afghanistan et en Irak...
Le sujet est donc aussi passionnant que vaste. L'auteur, afin de faciliter la lecture de son essai, divise son étude en trois grandes parties, bien délimitées.
Dans un premier temps, il s'agit de définir la notion d'ennemi. En particulier la notion de "guerre juste" ou encore quels sont les "marqueurs" d'ennemis, avec en exemple édifiant la Russie de Poutine.
Dans un second temps, la principale étude de ce livre, l'analyse des figures de l'ennemi. De l'ennemi proche (conflits de frontières, Inde-Pakistan ou Grèce-Turquie) à l'ennemi planétaire (Chine) en passant par l'ennemi intime (guerres civiles, Yougoslavie, Rwanda). Sans oublier car cela est important, l'ennemi caché avec la florissante théorie du complot. Avec une mention particulière pour un ennemi auquel nous ne songions pas, l'ennemi médiatique, avec le consternant BHL...
Ultime partie, comment en finir avec cet état de fait, ou comment déconstruire l'ennemi. Sortir des guerres civiles, en alliant pardon et justice. Avec une analyse judicieuse sur les tribunaux internationaux temporaires. Nous ne pourrons qu'être en accord avec Pierre Conesa quand il conclut qu'au final il s'agit moins d'une affaire militaire que d'une cause politique.
Une vraie réussite, sur un sujet qui de prime abord semblait assez difficile à traiter, et surtout à lire pour un public non averti. A recommander pour tous ceux qui souhaitent un peu mieux comprendre comment fonctionne la fabrication de l'ennemi. Il serait par ailleurs intéressant d'appliquer cette analyse sur le concept d'ennemi intérieur où notre hexagone ne manque pas depuis quelques décennies de dérives policières, transformant de simples épiciers ou militants en dangereux terroristes...
Dan29000
La fabrication de l'ennemi
ou comment tuer avec sa conscience pour soi
Pierre Conesa
Préface de Michel Wieviorka
Collection Le monde comme il va
Editions Robert Laffont
2011 / 368 p / 21 euros
Pour découvrir le site de l'éditeur, c'est ICI
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EXTRAIT /
L’Autre doit être regardé comme potentiellement menaçant. Il est intéressant à cet égard de remarquer le parallélisme des thématiques employées pour décrire le Péril jaune et les concepts les plus fréquents utilisés pour décrire la montée de l’islamisme. D’abord, le principe agrégatif est très utile en géopolitique : le Péril est « jaune » et s’étend selon certains analystes jusqu’à l’Inde et au Siam en passant par la Mongolie et le Tibet (relire Blake et Mortimer, Le Secret de l’Espadon). L’islamisme (Péril vert) est censé submerger l’ensemble du monde arabo-musulman en miroir du thème de l’Oumma, communauté des croyants. La menace peut changer de responsable en cours de route sans modifier le risque. Pour l’Islam, la Révolution iranienne fut le choc des années 80 et annonçait le déferlement. L’Algérie des islamistes prit le relais dans la décennie 90, enfin l’Afghanistan des talibans devait entraîner des masses dont l’avant-garde armée venait s’entraîner dans ses camps. C’est pourtant l’Arabie saoudite qui fournit partout ses prêcheurs wahabbites ! Mais ne confondons pas, il s’agit d’un allié !
Une mention toute particulière doit être adressée aux prévisions démographiques souvent utilisées afin d’expliquer la menace pour l’avenir. La submersion démographique est un outil d’usage courant pour donner corps à la montée en puissance d’un péril. Le « Péril jaune » est inventé alors que la Chine ne compte que quatre cents millions d’habitants. Avec 1,3 milliard d’habitants aujourd’hui, on attend toujours qu’elle déverse son « trop plein démographique ». Aujourd’hui on évoque souvent le « milliard » de musulmans comme une masse homogène. On trouve l’argument dans nombre de programmes politiques dénonçant l’invasion, et pas seulement dans les textes du Front national.