Les gens sont en train de craquer
par Didier Lestrade - Samedi 14 janvier 2012
Journaliste, écrivain, co-fondateur d'Act Up Paris et de Têtu, Didier Lestrade a toujours été en dehors du placard, comme gay, comme séropositif ou comme activiste. On dit qu'il est méchant, en fait il dit juste ce qu'il pense.
Les médias ne cessent de faire remonter un sentiment mondial d'incompréhension et de colère qui prend, chaque jour davantage, plus d'ampleur. Newsweek titre sur un monde devenu mad mad mad mad (quatre fois à la suite) et autour de moi les gens craquent. Dans mon entourage, je n'ai pas vu depuis très longtemps une telle multiplication de déprimes et de problèmes psys graves et même à l'époque dure du sida, je ne crois pas avoir été le témoin de tant de bipolarité, de schizophrénie, de mal être. À trois mois des élections, les gens craquent car le réveillon est passé, le Triple A tombe, comme prévu, et désormais plus rien ne peut cacher les difficultés de l'année qui se présente. Ça va être catastrophique.
Je suis un psy amateur. Depuis plus de dix ans, on m'appelle à la campagne parce que je suis disponible, parce que je suis loin de la ville, parce que je suis fort. Les amis ne suivent pas toujours mes conseils mais je crois que mon point de vue les aide car j'ai du recul, je suis loin de la névrose que vous vivez tous en ville, avec le métro, la pollution, les prix qui flambent. À la campagne, tout est moins cher, l'air est pur, il n'y a pas de bruit, les gens sont gentils. Mais je sens aussi que je sers désormais de token, d'alibi. Les amis sont tellement perdus que cela ne les aide plus de passer juste un week-end au calme. Quand ils repartent, dès leur arrivée dans la grande ville, ils replongent dans l'incertitude de la vie, la perte de leur travail, les enfants qui grandissent, la sexualité toujours plus problématique. Je sers de token car je ne peux pas résoudre de tels problèmes, j'aide sur le moment et c'est tout. Pire, les amis croient que ma parole les aide, mais ils n'ont pas la force de mettre mes conseils en pratique. Je suis comme un mauvais psy : un baume sur le moment, une gangrène sur le long terme.
Les gens veulent se suicider désormais. Ils le disent. Ils préviennent : « Si ça ne marche pas, j'arrête cette vie, je n'en peux plus ». À 30 ans, ces hommes ont l'impression que les cinq dernières années ont été trop dures et ils n'ont aucun espoir pour les cinq années à venir. C'est une décennie perdue de trop. À Act Up, par exemple, on a toujours eu des freaks et des skyzos et des alcoolos, ceux que Aides nous envoyait parce qu'ils étaient ingérables et certains l'étaient vraiment, ils foutaient le bazar, ils étaient trop paumés. Mais ils pénétraient aussi dans une structure qui était encore solide dans les années 90, avec des règles et surtout un objectif commun. Ils étaient rassurés de sentir qu'ils pouvaient s'appuyer sur des murs en béton. Mais Act Up est mort, personne ne l'a remplacé et surtout la société française dans son ensemble, s'est effondrée. Les fous et les skyzos sont lâchés dans la rue et les structures qui s'occupaient d'eux sont menacées de toute part. À l'hôpital, ça tient toujours mais chaque personne qui perd son travail menace l'équilibre de l'ensemble. La prison, c'est encore pire qu'il y a dix ans. Les associations n'attirent plus de bénévoles.
À un moment, en 2008, beaucoup d'articles se sont fait l'écho d'un élan de générosité, quand tant de jeunes ou d'adultes sans travail étaient tentés par l'expérience associative, apportant leur savoir et leur générosité. Il valait alors mieux aider que ne rien faire chez soi. Trois ans plus tard, la déception politique est telle que cet élan est brisé. Les gens restent chez eux. Les Américains passent en moyenne 8h30 par jour devant leur ordi. La solitude est immense. On voit que les gens sont sur Facebook, Twitter et Tumblr à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Ils sont insomniaques. Ils cherchent partout un endroit pour discuter, pour sortir de la misère. Ils vivent à travers leur ordinateur. C'est le sujet du dernier WIRED : Internet est le seul moteur de changement. Immobile.
Et tout ça parce que Obama a déçu très profondément et pour toujours, sur TOUS les sujets et que Sarko ne cesse de nous plonger vers le pire. Et il n'y a pas d'alternative car la gauche n'a jamais été aussi nulle, je peux vous le dire, j'ai presque 54 ans et on ne l'a JAMAIS vue si nulle, il faut remonter avant 1958. Cette république laïque et universaliste nous fait du mal. Elle a tué un million de personnes pendant la guerre d'Algérie, elle nous écrase jour après jour dans son incapacité à répondre à la catastrophe écologique et à la criminalité bancaire, elle a laissé les Antilles et la Guyane pourrir dans leurs problèmes, elle refuse le logement décent pour tous, elle oblige des millions de personnes à souffrir debout dans le RER, chaque jour, chaque jour, chaque jour. Total pollue les plages et les fleuves d'Afrique, les trains et le gaz augmentent, et tous les gens brillants en France sont écartés du pouvoir. Les trentenaires d'aujourd'hui, si intelligents, si divers, sont bloqués par les quarantenaires pervers qui sont eux aussi écrasés par les cinquantenaires qui s'entretuent, tout ça pour protéger la mainmise du pouvoir par les soixantenaires. C'est un monde fou et les gens, à la base, voient cette folie grandir malgré la distorsion de TF1, France 2 et France 3 qui persistent à mentir à la nation, soir après soir. Les gens voient leur avenir bloqué et mettent Marine Le Pen à 30% et ce n'est pas Sarko qui met le FN à 30%, c'est la gauche, celle de ma génération, la plus fourbe et inefficace de toutes.
L'âge du Lithium
Alors, c'est l'âge d'or du Lithium. Il y a encore cinq ans, personne ne savait ce que c'était le Lithium. Aujourd'hui, ca devient un produit de consommation courante. Tout autour de moi, on voit des petits points qui s'allument. Il y en a un qui en prend. Et un autre aussi. Et celui-là aussi et cet autre va s'y mettre. C'est l'absinthe du 21e siècle. Les gens dorment toute la journée pour ne pas être insomniaques. Ils prennent du poids. Ils n'ont plus d'amour propre. Ils baisent n'importe comment, et de mieux en mieux, mais leur confiance a disparu et sans confiance, c'est IMPOSSIBLE d'aimer. Moi ça va, je suis fort, j'ai deux livres qui sortent et je suis à nouveau amoureux à mon âge, ce qui est inespéré, mais je dois cacher ce bonheur autour de moi, par respect pour ceux qui ne vont pas bien. Et puis, moi aussi je suis au chômage, comme les autres, comme ces millions d'Espagnols qui ne savent plus quoi faire et je ne sais plus quoi dire à ces amis autour de moi qui perdent la boule, qui ne comprennent pas que les autres aussi perdent la boule, qui sont en colère, qui ont des dettes et qui n'ont pas le courage de faire ce que l'on faisait tous à notre époque.
Partir. Le plus loin possible, comme pendant les guerres, parce que les bombes n'arrivent jamais sur la plage, parce que vous pouvez encore vivre à l'autre bout du monde. Parce que, quitte à perdre cinq années qui viennent, ça sera toujours mieux d'aller sur une île et vivre avec trois fois rien, parce qu'il est encore possible de se nourrir avec un poulailler et un potager vous savez et vous avez amassé assez de fringues et de DVDs et de « chansons » dans votre iPod pour tenir très longtemps. Regardez-moi, je mets toujours les mêmes polos depuis 15 ans. Un T-shirt, plus il est vieux et plus il est beau. Finalement, on n'a besoin que d'une assiette, d'un bol et de quelques couverts. Pauvre ou pas, vous avez déjà tout ce qu'il vous fait pour vivre, des draps, des couvertures, du savon.
Quand j'étais petit, mon père m'a montré comment les Arabes nettoyaient leurs casseroles avec du sable et de l'eau. Mais qui sait ça encore aujourd'hui? Relisez Thoreau, bordel, et partez, partez tout de suite, avant de devenir fous vous aussi. Parce que lorsque vous serez fous, ce sera trop tard, ce sera le Lithium ou rien.
Source : Minorités