REPORTAGE - Il suffit de se promener la nuit dans le quartier de Gerland, dans le sud de Lyon, où se concentrent les prostituées de la ville pour constater que, sur le terrain, le projet de pénalisation des clients passe très mal. Détail inhabituel dans le décor : de grands draps blancs sont tendus sur les carrosseries d’une partie des dizaines de camionnettes alignées, où officient les prostituées. Dessus, en lettres capitales, ce slogan : «Non à la pénalisation».
Sophie, une Camerounaise qui travaille là depuis de nombreuses années, râle. Une bande de jeunes lui a enlevé sa banderole. Elle dit : «Pourtant, s’ils sont là, ils devraient se sentir concernés. Mais ils ne s’intéressent pas à la politique.»
Elle, si. Comme la plupart des filles ici. Et elles aimeraient être entendues. Karen, porte-parole des prostituées lyonnaises, a l’amer sentiment que ce projet a été pensé «sans entendre ce que les principales intéressées avaient à en dire». «Les politiques et les féministes autoproclamées croient pouvoir penser à notre place. Ils parlent de dignité des femmes, mais ils font comme si nous n’avions pas de cerveau, pas d’avis, pas de revendications… Comme si nous n’étions que des culs.»
Karen, qui plaide pour une reconnaissance du métier de travailleur du sexe, estime que la pénalisation des clients risque «de précariser encore plus la profession», «comme ça avait déjà été le cas avec la loi sur le racolage passif en 2003». Car, explique-t-elle, «il va falloir se cacher, faire vite, ne plus prendre le temps de discuter avec les clients avant qu’ils montent».
«Adultes consentants». Après la loi de 2003 et les arrêtés municipaux interdisant la prostitution en centre-ville, des prostituées lyonnaises ont installé leurs camionnettes sur les routes de campagne avoisinantes. Plusieurs ont été sauvagement agressées. «A chaque fois, qu’ils font des lois, ça nous retombe dessus», s’inquiète-t-elle. Elle n’est pas la seule : les clients comprennent que, pour la première fois, la loi risque de s’intéresser à leur cas.
Michel, la cinquantaine, vient tous les samedis soir depuis vingt-cinq ans voir les prostituées de Lyon. Il raconte qu’il a commencé après la mort brutale de sa femme et qu’il ne se voit pas avoir d’autre vie sexuelle que celle-ci. Il a«une vie de manar» (d’ouvrier) la semaine : travaille la nuit, dort le jour. Les prostituées sont son «seul plaisir». Il a du mal à garder son calme lorsqu’il évoque le projet de pénalisation des clients. «C’est ma vie, c’est mon intimité.De quoi elle se mêle cette Bachelot ?» Michel a l’impression de«respecter» les prostituées: «On passe un contrat, on est entre adultes consentants.» Il ne va pas voir «les filles des réseaux», mais «celles qui bossent à leur compte». Il reconnaît qu’il est difficile d’avouer mener cette vie sexuelle-là. «Depuis peu, j’en parle avec mon patron, parce que je me suis aperçu qu’il y allait aussi.»
«Naïf». Stéphane, 42 ans, en a aussi beaucoup parlé avec son patron. Pour cause : ils y allaient ensemble. «Je travaillais dans une grosse entreprise de transports, cela faisait partie du boulot commercial d’emmener des clients dans les bars à hôtesses. C’est comme ça que j’ai commencé.» Cela faisait partie de cadeaux, «au même titre que les voyages ou les restaurants». Pour lui, la pénalisation des clients est «à la fois liberticide et certainement efficace». «Je crois que ça peut protéger celles qui se prostituent contraintes. Je sais aussi que cela prive de liberté celles pour qui c’est un choix», résume-t-il.
Pour lui, il y a une forme d’hypocrisie sociale à laisser penser que seuls certains hommes vont voir des prostituées : «Je ne crois pas que ce soit un comportement marginal.» La volonté affichée de la mission parlementaire de«mettre fin au mythe du plus vieux métier du monde» fait soupirer Karen, qui interroge en levant les yeux au ciel : «Comment peut-on être aussi naïf ?» Karen ajoute, sourire aux lèvres : «Je sais de quoi je parle, je connais bien les désirs des hommes.»
Alice GÉRAUD
Source : Libération