“L’obscénité est vue par l’Etat comme une pensée pauvre”, Marcela Iacub
La libéralisation de la parole politique s’accompagne d’une réduction de la liberté d’expression dès qu’elle touche à la sexualité, constate Marcela Iacub dans une étude de la société
américaine.
Bio Express MARCELA IACUB
Juriste, chercheuse au CNRS, Marcela Iacub travaille sur les questions de bioéthique et de liberté des mœurs confrontées au droit. Défense du droit à la prostitution, du mariage et de l’adoption
pour les homosexuels et lesbiennes, des méthodes de procréation artificielle : elle participe à la redéfinition d’un féminisme émancipateur.
Dans votre livre De la pornographie en Amérique, vous expliquez comment les démocraties contemporaines ont exclu la pornographie de la liberté d’expression.
Mon livre analyse avant tout la manière dont la démocratie la plus libertaire du monde en matière d’expression, la démocratie américaine, a exclu de la protection constitutionnelle les messages
censés inciter à “l’intérêt lascif”. Je montre que c’est par le biais d’une redéfinition même du sens de “ce que parler veut dire”, pour emprunter la belle formule de Bourdieu, qu’en 1973, après
quinze ans de débats houleux, la Cour suprême des Etats-Unis a exclu l’obscénité de la liberté d’expression. Les juges américains ont estimé que lorsqu’on rend public un message obscène, on ne
fait pas du tout appel à l’intellect, à la pensée et à l’émotion d’autrui mais au porc qui gît en lui. L’obscénité est considérée comme une pensée si pauvre qu’elle ne mérite même pas d’être
considérée comme une pensée. En bref, la pornographie relèverait davantage d’une activité sexuelle que d’une activité de communication. C’est ainsi qu’est née la conception moderne de la
pornographie.
Quelles conséquences tirez-vous de cette exclusion ?
Cette exclusion a supposé que l’excitation sexuelle que l’on pouvait tirer d’une image ou d’un texte n’était pas susceptible de nous apprendre quoi que ce soit des autres, de nous-mêmes, du monde
dans lequel nous vivons et donc qu’elle ne pouvait pas entrer dans le débat public au même titre que l’information politique, économique ou médicale, les romans à l’eau de rose, les westerns, la
musique de Mozart ou les films policiers. L’une de mes thèses est que cette exclusion de la jouissance sexuelle du débat démocratique est probablement l’une des raisons qui expliquent la manière
dont nos démocraties traitent les criminels sexuels. En effet, les romans, les films ou les expositions qui mettent en scène les crimes les plus graves, tel le meurtre, nous permettent non pas de
justifier ceux qui commettent de tels actes mais au moins de les comprendre et de partager une commune humanité avec eux. En revanche, le fait d’empêcher la possibilité de mettre en scène la
pulsion sexuelle au même titre que les autres pulsions humaines a rendu ce processus impossible. Car en excluant toute forme d’excitation sexuelle, de la plus “normale” à la plus criminelle, du
débat public, on a produit une humanité démocratique qui ne peut pas trouver dans chaque désir une variante du sien propre. Je pense d’ailleurs que le marquis de Sade a tenté de théoriser cette
hypothèse dans Les 120 Journées de Sodome. Nous avons tous en partage cette pulsion commune. Les formes que celle-ci emprunte en chacun de nous ne sont qu’une continuation et une variation des
autres. Elles constituent dans leur ensemble un tableau susceptible de nous parler de l’humanité et donc de nous-mêmes.
Quand l’obscénité fut définie par la Cour, quel fut le sort de l’intérêt lascif ?
Cette puissance que j’appelle “diabolique”, car selon les juges elle séparait les citoyens au lieu de les rassembler, s’est étendue vers d’autres champs sociaux qui en faisaient référence d’une
manière moins explicite. La Cour se mit à limiter la liberté de produire des messages indécents. Elle a validé l’interdiction pour des danseuses de se produire sans cache-sexe et sans pastille
sur la pointe des seins dans des établissements pourtant interdits aux mineurs. Idem avec l’interdiction de mots grossiers comme “fuck” sur les chaînes de radio et de télévision non câblées, même
lorsque ce mot est utilisé d’une manière exclamative. En effet, selon la Cour, “fuck” fait toujours allusion à l’acte sexuel. Elle s’est livrée ainsi à des interprétations littérales et non plus
contextualisées des mots.
Comment la Cour en est venue à s’intéresser à la pédopornographie ?
L’autre voie plus complexe qu’emprunta l’extension de l’intérêt lascif est celle de la pédopornographie. La simple possession ou le visionnage de certaines images ne sont pas tenus comme des
actes se rapportant à l’expression ou à la communication mais comme des abus sexuels, comme si le mineur était véritablement présent, enfermé dans l’image qui le représente. Cela fait penser à
une sorte de variante moderne du sacrilège. Par image pédopornographique, on entend même celle où le corps de l’enfant est exposé de la manière la plus innocente qui soit. La simple nudité, voire
la semi-nudité, suffit. De plus, selon la définition de l’obscénité, les œuvres qui ont un réel intérêt scientifique, artistique ou politique sont protégées par le Premier Amendement mais il n’en
va pas de même de l’image pédopornographique. C’est ainsi que de grandes œuvres d’art et des reportages anthropologiques peuvent être qualifiés de pédopornographiques.
Pourquoi vous est-il apparu nécessaire d’aborder la liberté d’expression à partir d’un angle en apparence mineur ?
La manière dont le droit américain a traité certains messages à contenu sexuel peut être tenue comme un laboratoire expérimental. Ce qui menace la liberté de parler dans nos sociétés
démocratiques, ce n’est pas la puissance supposée corruptrice de la pornographie mais son traitement juridique. L’Etat est en train d’inventer avec la sexualité une nouvelle forme d’interdit de
parole. On peut craindre que ce procédé consistant à limiter la liberté de parler par l’exclusion de certaines expressions impopulaires ou minoritaires du territoire même de la parole ne soit, à
l’avenir, la manière dont les sociétés démocratiques organiseront cette précieuse et insupportable liberté.
De la pornographie en Amérique – La liberté d’expression à l’âge de la démocratie délibérative (Fayard), 332 pages, 20 €
SOURCE / LIBERATION / JEAN-MARIE DURAND