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Il y a soixante-dix ans, le début d'une période noire pour les Tsiganes de France
 
Edition : Les invités de Mediapart
Assignés à résidence par un décret d'avril 1940 et internés dans des camps jusqu'en 1946 pour certains, les «nomades», comme on les appelaient à l'époque, ont connu sous l'Occupation et Vichy un sort tragique et largement oublié. Eclairage sur ce pan d'histoire méconnu par Emmanuel Filhol, historien. 


Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Tsiganes français ont vécu une période noire de leur histoire, où l'âme d'une communauté s'est fracturée. Si le génocide perpétré par les nazis envers les Tsiganes habitant sur le territoire du Grand Reich et à l'extérieur, dans d'autres pays d'Europe, est un fait historique davantage connu de l'opinion publique française, il n'en va pas de même en ce qui concerne le sort réservé aux Tsiganes de France sous l'Occupation et Vichy.

Assignation à résidence

Dès le mois de septembre 1939, les Tsiganes sont interdits de séjour en Indre-et-Loire et ne peuvent plus circuler librement dans l'Ouest de la France. Le 6 avril 1940, un décret du Président Paul Lebrun interdit la circulation des « nomades » (Tsiganes) sur la totalité du territoire métropolitain. Les « nomades » tels qu'ils ont été définis administrativement par la loi coercitive de 1912 doivent se déclarer à la brigade de gendarmerie la plus proche, et ils seront astreints à résider pour la durée de la guerre en une localité prévue dans chaque département par le préfet compétent :

« Monsieur le Président,

En période de guerre, la circulation des nomades, individus errants, généralement sans domicile, ni patrie, ni profession effective, constitue pour la défense nationale et la sauvegarde du secret, un danger qui doit être écarté.

Les incessants déplacements des nomades - qu'il ne faut pas confondre avec les forains, industriels ou commerçants, pour la plupart honorablement connus - leur permettent de surprendre des mouvements de troupes, des stationnements d'unités, des emplacements de dispositifs de défense, renseignements importants qu'ils sont susceptibles de communiquer à des agents ennemis.

Il convenait d'interdire la circulation des nomades et de les astreindre à une résidence forcée sous la surveillance de la police et de la gendarmerie. Tel est, Monsieur le Président, l'objet du décret que nous avons l'honneur de soumettre à votre haute approbation.

Le président du conseil

Ministre des affaires étrangères
Paul Reynaud

Art. 1er. La circulation des nomades est interdite sur la totalité du territoire métropolitain pour la durée de la guerre.

Art. 2. Les nomades, c'est-à-dire toutes personnes réputées telles dans les conditions prévues à l'article 3 de la loi du 16 juillet 1912, sont astreints à se présenter dans les quinze jours qui suivront la publication du présent décret à la brigade de gendarmerie ou au commissariat de police le plus voisin du lieu où ils se trouvent. Il leur sera enjoint de se rendre dans une localité où ils seront tenus à résider sous la surveillance de la police. Cette localité sera fixée pour chaque département par arrêté du préfet.

Art. 3. Les infractions à ces dispositions seront punies d'emprisonnement de un à cinq ans.

Art. 4. Les dispositions de la loi du 16 juillet 1912 et du décret du 7 juillet 1926 qui ne sont pas contraires aux dispositions du présent texte demeurent en vigueur.

Art. 5. Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Défense nationale et de la Guerre, le ministre de l'Intérieur, le garde des Sceaux, ministre de la Justice, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté qui sera soumis à la ratification des Chambres, dans les conditions prévues par la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation de la nation en temps de guerre.

Fait à Paris, le 6 avril 1940

Albert Lebrun

Par le Président de la République.»

Toutes les mesures de contrôle prévues furent ensuite prescrites dans la circulaire du 29 avril 1940. À l'exception toutefois de la mesure concernant le regroupement des « nomades » en une seule localité par département, puisque les familles devaient être assignées là où elles vivaient. Et si l'assignation en des communes distinctes, mais à proximité des brigades de gendarmerie, permirent aux Tsiganes, du moins provisoirement, d'échapper à l'internement, ce n'est en aucun cas au nom de principes humanitaires mais à cause de considérations financières et sécuritaires : « J'estime [...] que la réunion des nomades en une sorte de camp de concentration présenterait, en général, ce double inconvénient très sérieux de favoriser le regroupement des bandes que mes services ont eu parfois le plus grand mal à dissocier, de soulever de délicats problèmes de logement, de ravitaillement, de garde, qui ne pourraient être résolus sans entraîner des dépenses importantes et nécessiter le renforcement des services de surveillance ». 

En conséquence de quoi, la circulaire ne prévoyait pas même de crédit pour l'application du décret. Les familles n'avaient qu'à trouver les moyens de gagner leur vie. Le ministre de l'Intérieur, reprenant à l'envi le stéréotype pluriséculaire du « nomade » paresseux et danger social, escomptait bien les avantages qu'on en pourrait attendre : « Ce ne serait certainement pas le moindre bénéfice du décret qui vient de paraître, s'il permettait de stabiliser des bandes d'errants qui constituent au point de vue social un danger certain et de donner à quelques-uns uns d'entre eux, sinon le goût, du moins les habitudes du travail régulier ».

Le décret fut assez vite appliqué par de nombreux préfets. Ainsi un mois suffit aux responsables de la 7e brigade mobile de police et de la gendarmerie de Bordeaux pour dresser la liste des « nomades » vivant en Gironde et astreints à y séjourner, une liste de 259 noms et prénoms, accompagnés des dates et lieux de naissance, ainsi que des rubriques liées à la loi de 1912 : numéros des « carnets collectifs, des carnets anthropométriques individuels, des plaques des voitures ». Les Tsiganes continuaient donc de subir une législation disciplinaire et vexatoire. Plus sévère encore. La loi de 1912, avec ses aspects discriminatoires, visant à contrôler la mobilité des Tsiganes et à les différencier du reste de la population, stigmatisait et réprimait sans conteste la communauté tsigane. Mais la loi ne les excluait pas totalement de la société puisqu'ils pouvaient circuler. Ce qu'interdit désormais le décret de 1940. Les premiers arrêtés nominaux des « nomades » assignés à résidence survinrent vers la fin de mai 1940. Ils obligeaient les Tsiganes à ne pouvoir se déplacer que dans la circonscription de la brigade de gendarmerie dont dépendait leur commune d'assignation, les astreignant par ailleurs à soumettre toutes les semaines ou tous les quinze jours au visa de la gendarmerie leur carnet collectif et anthropométrique.

L'internement des Tsiganes par familles entières

Après la défaite, les Allemands ordonnent le 4 octobre 1940 que les « nomades » de la zone occupée soient internés dans les camps. Les « nomades » vivant en zone libre sont pour leur part assignés à résidence ou internés dans plusieurs camps, dont celui de Saliers (Bouches-du-Rhône), le seul camp d'internement réservé aux « nomades » - avec le camp de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) - qui fut créé par le gouvernement de Vichy en 1942. Ce sont les autorités françaises qui administrent les camps où séjournèrent un peu plus de six mille Tsiganes, internés par familles entières. Les enfants représentaient 30% à 40 % de la population internée. 

Le constat est partout identique. La vie quotidienne dans les camps révèle des conditions de logement et d'hygiène déplorables. À cause des matériaux utilisés pour la construction des baraques, les familles souffrent du froid et de la chaleur. À Mulsanne (Sarthe), les baraques recouvertes de tôle ondulée offrent une protection aussi glaciale l'hiver qu'étouffante l'été. Les camps, comme à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), sont souvent construits en plaine à la merci des éléments naturels. Tous les rapports rédigés par les chefs de camp mettent l'accent sur l'indigence des « nomades » : à Montsûrs (Mayenne), des adultes manquent de chemises et portent un veston directement sur la peau. Les enfants vont pieds nus dans la boue, les femmes découpent des vêtements dans les couvertures pour se protéger du froid. Le linge de corps n'existe pas, les « nomades » n'ont même pas de vêtements de rechange et ils n'ont pas d'argent pour s'en acheter.

Les locaux deviennent vite inhabitables. L'insalubrité du camp se traduit alors par la présence de poux, de sarcoptes et vermines de toutes sortes, de rats. Les conditions d'hygiène étant mauvaises (pas de douches), on recense de nombreux cas d'affections de la peau dues à la malpropreté : impétigo, plaies sceptiques, furonculose, abcès. Au tableau des misères quotidiennes que subissent les familles s'ajoutent de graves insuffisances de l'alimentation. Les internés ont été très durement touchés par les pénuries, qui se sont aggravées au cours de l'année 1941. À Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (Yonne) et dans d'autres camps, ceux que l'on autorise à sortir tentent d'échanger des objets de valeur contre de la nourriture. Ainsi ce Manouche, interné à Moisdon-la-Rivière (Loire-Inférieure), venu voir un fermier pour troquer son médaillon en or sur lequel figurait la photographie de sa femme : le paysan, après avoir retiré la photo, puis l'avoir jeté par terre et piétinée, s'était contenté de lui donner en échange deux oeufs. Mais les denrées alimentaires manquaient cruellement, en particulier aux enfants. Gaston Foucher, interné pendant un mois en septembre 1943 à Jargeau (Loiret) comme réfractaire au Service du Travail Obligatoire, se souvient que les Tsiganes ont souffert de la faim : « Quand on parlait avec les nomades, ils nous disaient qu'ils étaient malheureux, qu'ils n'avaient pas assez à manger ». Les Tsiganes ne souffrent pas seulement de la faim, ils meurent dans les camps. La malnutrition et les maladies constituent deux des causes principales de la mortalité. Par ailleurs, le manque de soins aggrave les maladies et intervient comme un facteur supplémentaire dans la mortalité enregistrée. Les personnes décédées sont des vieillards, des enfants mais aussi des adultes isolés. Une estimation portant sur les années 1940 à 1944 indique qu'une centaine de « nomades » sont morts dans les camps d'internement.

L'internement apparaît d'autant plus pénible pour les Tsiganes qu'ils ne reçoivent aucune aide extérieure, contrairement aux autres catégories d'internés. Leur famille est elle-même internée ou alors trop pauvre et les œuvres caritatives ne s'intéressent pas à eux ; seuls la Croix-Rouge, le Secours National et quelques œuvres religieuses agissent ponctuellement. L'inspecteur général des camps est très sévère, à l'issue de son inspection aux Alliers (Charente), en décembre 1941 : « Les œuvres de bienfaisance locales se sont totalement désintéressées du camp des Alliers. La Croix-Rouge seule a délégué une de ses infirmières mais cette grande association pourrait, ce semble, activer son intervention généreuse ».

Le sort des Tsiganes, qui pâtissent des critiques malveillantes formulées par les directeurs de camp (« En résumé, gens peu intéressants, nuisibles parce que très ignorants, amoraux et foncièrement vicieux »), n'émeut guère davantage la population locale. Des communes en Côte-d'Or exercent même des pressions pour que les « nomades » soient internés, ce qui ferait de ce département le seul de zone occupée où l'internement relèverait des autorités françaises. Telle serait en effet l'origine du centre de rassemblement de Moloy, si l'on en croit le rapport mensuel du préfet en date du 21 juillet 1941 : « Comme les maires et les habitants des localités où séjournent certaines tribus nomades ont déposé des plaintes pour des vols et des rapines commis par ces derniers, il devient nécessaire de créer un camp d'internement en Côte-d'Or ».

Hypothèse d'autant plus vraisemblable que cette attitude d'hostilité de la population s'exprime ailleurs, conduisant par exemple les habitants de la Morinière (Loire-Inférieure) à signer une pétition en faveur de l'internement des « nomades » de la commune : « Dans un but désintéressé, plaçant notre amour de la France au-dessus de toute autre considération, nous faisons appel, Monsieur le Préfet, à votre esprit de justice et d'ordre social, et vous demandons respectueusement : de prononcer l'internement des membres adultes des familles Z. et H. ; de confier à des Centres de Rééducation les enfants de ces mêmes familles ». La requête fut jugée recevable et aboutit à l'internement des familles au camp de Jargeau. De semblables démarches se produisirent en zone sud, comme l'atteste entre autres une lettre d'habitants et du maire de Bassan adressée au préfet de l'Hérault le 4 mai 1944 (!), qui réclame l'internement d'une famille de vanniers ambulants assignée sur la commune, pétition à la suite de laquelle le préfet donna son accord et ordonna sans hésitation par arrêté préfectoral que la famille B, composée du père, de la mère et de quatre enfants, soit conduite au camp de Gurs (Basses-Pyrénées).

À lire les rapports officiels, l'absence d'aide apportée aux Tsiganes prévaut également quand il est question des évasions. Les Tsiganes ne supportent pas leur internement, ils n'en comprennent pas les raisons. Ne plus voyager leur est insupportable. C'est pourquoi ils s'évadent en masse, en famille. Tous les moyens sont bons : on fait le mur, on ne revient pas de permission ou d'hôpital, on profite d'une sortie. Une majeure partie d'entre eux est toutefois reprise après quelques jours, souvent grâce à la complicité active de la population qui les dénonce auprès des gendarmes : à Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), où les évasions furent nombreuses en 1944, les « nomades » en fuite voient « se dresser contre eux les fermiers des environs qui les ont reconduits au camp à coups de fourches » (Archives nationales). Même scénario à Arc-et-Senans (Doubs), à ceci près que les « nomades » évadés en avril 1942 qui avaient pu se réfugier en Suisse sont refoulés vers la gendarmerie par la police helvétique : « Ces nomades ont regagné le camp, escortés par les gendarmes de Beaume-les-dames. Interrogés, les fugitifs ont déclaré avoir quitté le camp par escalade le 11 avril à l'aube ; ils se sont ensuite dirigés à pied sur Morteau, ont pénétré en Suisse pour tenter de gagner la région de Locle ; ils ont été refoulés par la police helvétique pour être finalement arrêtés sur notre territoire par la gendarmerie » (archives municipales de Beaume-les-dames).

L'indifférence persista après l'installation du gouvernement provisoire de la République. On pouvait escompter que la libération du territoire national aurait signifié pour tous les Tsiganes internés la sortie des camps. Il n'en a rien été. En décembre 1944, cinq camps sont toujours en activité. Les derniers « nomades » seront libérés du camp de Saint-Maurice le 18 décembre 1945, de Jargeau le 31 décembre et des Alliers le 1er juin 1946. Les familles qu'on libère manquent de tout, vêtements, nourriture, argent, et personne ne s'en préoccupe : « Quand on est sorti des camps, on n'avait pas de secours, on n'avait rien, comme il y a du secours partout maintenant. On aurait dû nous donner quelque chose pour faire la route, nous guider, nous dire " Allez là, il y a une maison qui vous attend, on va s'occuper de vous ". Rien, à la porte ! comme un chien ! comme des chiens ! » (Jean-Louis Bauer, interné à l'âge de dix ans avec sa famille en Gironde à Mérignac, puis aux camps de Poitiers, Montreuil-Bellay et Jargeau). Les « nomades » rentrent à pied chez eux et se débrouillent par leurs propres moyens. Mais d'autres épreuves attendent les Tsiganes à leur arrivée. Car bien souvent, profitant que les maisons ou les roulottes qu'ils habitaient étaient restées inoccupées, des habitants se sont empressés de voler toutes choses utiles qui s'y trouvaient. Au mois de novembre 1942, Toto Hoffmann est libéré du camp de Poitiers. Munis d'un laissez-passer, les Hoffmann regagnent la commune de Gujan-Mestras (Gironde). Non contente d'avoir perdu leur belle roulotte au camp de Mérignac, la famille découvre au retour que des vols ont été commis dans la maison, les spoliant de leurs meubles et des vêtements qui leur étaient nécessaires : « Quand on est venus à la maison, il n'y avait plus rien. On nous avait tout volé... on n'avait plus rien... ils avaient tout pris, tout ce qu'on avait, les vêtements qu'on avait... quand on est venus, je vous dis, on était nus ».

Malgré tant de privations et de souffrances endurées, les Tsiganes libérés sont aussitôt assignés à résidence, avec interdiction de quitter la commune où ils doivent demeurer. Cette obligation touche tous ceux qui ont été internés en France mais aussi les survivants revenus des camps de concentration. C'est ainsi qu'Alphonse Reinhardh, d'abord assigné à résidence sur la commune de Saint-Aignan par la brigade de Villegouge, interné ensuite à Mérignac et Poitiers, avant d'être déporté au camp de Sachsenhausen, sera à son retour d'Allemagne en août 1945 assigné à résidence et placé sous la surveillance de la même brigade de gendarmerie jusqu'à la loi du 10 mai 1946 portant fixation de la date légale de cessation des hostilités. Rien d'étonnant alors si, reprenant à son compte des propos honteux tenus par le maire d'une commune contre une famille gitane durement meurtrie (dont plusieurs des membres, résistants d'un maquis, avaient été arrêtés, l'un des enfants fusillé par les Allemands, le père mort en déportation), un sous-préfet suggéra ni plus ni moins en septembre 1945 aux autorités préfectorales que pour cette famille et tous les « nomades » indésirables du département, « les terrains sablonneux des Landes seraient tout indiqués ». Outre les 70 Tsiganes de Poitiers conduits le 13 janvier 1943 à Sachsenhausen, rappelons que 25 hommes du même camp partirent le 26 juin 1943 en direction de Buchenwald. L'année suivante, sept « nomades », évadés de Saliers, puis repris et internés à Fort Barraux (Isère), aboutirent vers la fin de juin 1944 au camp de concentration de Buchenwald et à Dora. On sait par ailleurs que 351 Tsiganes français et belges seront déportés à Auschwitz le 15 janvier 1944 dans le convoi Z quittant Malines, en Belgique. Seuls quinze ont survécu.

Une commémoration nationale

Soixante-dix ans après, le drame des Tsiganes français demeure largement occulté. Le souvenir des lieux d'internement ne s'est pas fixé parce que les camps ont disparu, ou sont redevenus ce qu'ils étaient avant sans qu'on y puisse lire cet épisode douloureux. À la disparition matérielle des camps est venu s'ajouter le fait que la société a refusé de se préoccuper du vécu des victimes auxquelles personne ne s'identifiait : les Tsiganes, considérés comme « mauvaises victimes », ont été ainsi exclus de la mémoire. 

Pendant longtemps, les communes où avaient été internés les « nomades » ont refoulé purement et simplement la réalité des camps. Le refoulement a fonctionné de façon si massive qu'il s'est accompagné parfois d'une dénégation. Des municipalités refusent d'admettre de nos jours qu'un camp pour les « nomades » ait existé sur l'emplacement de leur commune. Si certaines personnes bienveillantes ont cherché à savoir ce qui s'était passé, se sont indignées, ont voulu préserver de l'oubli la souffrance infligée, ce qui domine en général au sein de la population ou des pouvoirs locaux est une attitude d'indifférence et de rejet. D'où l'ignorance entretenue par la société à propos des persécutions commises au cours de cette période tragique contre la communauté tsigane.

Du côté des historiens, le désintérêt s'est imposé avec autant de réussite. Le discours historique en France a ignoré l'internement des Tsiganes. En dehors des études tardives et peu nombreuses, les publications concernant Vichy destinées aux spécialistes ou à un public scolaire taisent son existence. Quasi aucun des manuels d'histoire les plus diffusés dans les classes de première et de terminale ne consacre une ligne à cette question.

Le drame des Tsiganes n'a pas non plus laissé beaucoup de trace sur les monuments ou les plaques. Le défaut de mémoire s'y affirme clairement. La majorité des communes préfère l'oubli, maintenant dans l'ombre un aspect peu glorieux de l'histoire locale. Quatorze stèles sur les trente camps se souviennent des Tsiganes. Encore faut-il préciser que les plaques, dont les textes s'avèrent en partie critiquables, ont été apposées à des dates bien postérieures à la fermeture des camps, entre 1985 et 2009 (neuf stèles n'existent que depuis 2004).

Même occultation enfin du côté de l'État. Les gouvernements de la République qui se sont succédé depuis la Libération n'ont pas cru bon d'expliquer quel traitement avait été appliqué aux Tsiganes de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n'y a pas de Mémorial national leur rendant hommage. L'État pratique à de rares exceptions près une politique du silence.

La société a donc choisi l'amnésie plutôt que la (re) connaissance de ce qu'avaient vécu les Tsiganes sous l'Occupation et Vichy. Les Tsiganes sont restés marginaux dans la mémoire collective française.

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Pour lutter contre cet oubli, la Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les Tsiganes et les Gens du voyage (Fnasat), en collaboration avec différents partenaires associatifs et le soutien des institutions, organisent un événement commémoratif à partir d'avril sur l'ensemble du territoire. Le thème de l'internement et de la déportation des Tsiganes sera décliné sous plusieurs formes : expositions artistiques ou pédagogiques, projection de films et débats, conférences, publications, concerts, etc.

L'événement est parrainé par le cinéaste tsigane Tony Gatlif, dont le dernier film Liberté paru en 2009 se rapporte au même thème.

En savoir plus: www.memoires-tsiganes1939-1946.fr

Emmanuel Filhol, Université de Bordeaux 1, Laboratoire Epistémè. Membre du Comité scientifique de la revue Études Tsiganes (Paris).

Auteur avec Marie-Christine Hubert de : Les Tsiganes en France : un sort à part (1939-1946), Préface de Henriette Asséo, Perrin, 2009, 398 p.

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