Littératures de vespasiennes, par Michel Onfray
Jadis, dans les latrines, on pouvait lire sur les murs des graffitis dans lesquels s'exprimait toute la misère sexuelle du monde. Pas besoin d'une sociologie très appuyée pour saisir ce qui
travaille l'âme du quidam au moment de sacrifier aux nécessités des sphincters : on se vide, on se lâche, on éclabousse avec les remugles de son animalité et l'on grave ses cogitations dans le
marbre d'une porte en bois... On a les rostres qu'on peut ! Aujourd'hui, cette fonction a quitté les toilettes publiques, désormais entretenues comme un bloc opératoire, pour rejoindre des lieux
guère plus recommandables : les commentaires postés au pied des articles sur les sites Internet. C'est en effet là qu'on trouve l'équivalent des littératures de vespasiennes d'hier...
Internet offre tous les avantages de la lettre anonyme : vite fait, bien fait, caché dans la nuit du pseudonyme, posté en catimini d'un simple clic, le sycophante peut laisser libre cours à ses
passions tristes, l'envie, la jalousie, la méchanceté, la haine, le ressentiment, l'amertume, la rancoeur, etc. Le cuisinier raté détruit la cuisine d'un chef qui travaille bien dix heures par
jour avec son équipe ; le musicien loupé dégomme l'interprétation d'un quatuor qui aura superbement joué ; l'écrivain manqué donne des leçons sur un livre qu'il ne connaîtra que par la prestation
de son auteur à la télévision ; le quidam qui se sera rêvé acteur ou cinéaste percera la poche de son fiel après avoir vu un film, etc.
L'extension des libertés d'expression s'est souvent faite du côté des mauvaisetés. Certes, le critique appointé dans un journal est mû par les mêmes ressorts, du moins le support qui l'appointe
veillera à sa réputation et l'autocensure produira quelque effet en modérant (parfois) l'ardeur des fameuses passions tristes. De même la signature oblige un peu. Si l'on n'est pas étouffé par la
dignité, le sens de l'honneur, la droiture, du moins, on ne peut pas totalement se vautrer dans l'ignominie, car le lecteur sait qui parle et peut, avec un minimum d'esprit sociologique,
comprendre que ce qui l'anime n'est guère plus élevé : renvoi d'ascenseur, construction d'une position dominante dans un champ spécifique, droit d'entrée dans une institution, gages pour une
future cooptation monnayable, etc.
L'anonymat d'Internet interdit qu'on puisse un tant soit peu espérer un gramme de morale. A quoi bon la vertu puisqu'ici plus qu'ailleurs on mesure l'effet de la dialectique sadienne des
prospérités du vice et des malheurs de la vertu ?
Ces réflexions me viennent dans le train de retour vers ma campagne alors que je consulte sur mon iPhone un article concernant l'excellent livre de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham. Voilà
un livre magnifique qui nous sort de l'égotisme parisien et mondain du moment, un texte pur comme un diamant qui se soucie d'un monde que la littérature refuse, récuse, exècre, méprise (les "gens
de peu" pour le dire dans les mots du regretté Pierre Sansot), un travail littéraire qui est en même temps sociologique et politique sans être pédant, universitaire ou militant, un fragment
d'autobiographie sans narcissisme, un remarquable travail de psychologie à la française dans l'esprit des Caractères, de La Bruyère, un récit qui hisse le journalisme à la hauteur de l'oeuvre
d'art, quand bien souvent on doit déplorer l'inverse, un texte qui mélange le style sec de Stendhal, l'information de Zola, la vitesse de Céline - et quelques nains éructent en postant leurs
"commentaires" !
En substance : on reproche à Florence Aubenas d'illustrer les travers de la gauche caviar avec une compassion feinte de riche pour les pauvres ; on l'accuse de tromperie parce que, journaliste,
elle se fait passer pour une demandeuse d'emploi ; on lui prête une motivation vénale en affirmant qu'elle gagne de l'argent avec la misère des autres, dès lors on veut bien la créditer de
sincérité si et seulement si elle verse ses droits d'auteur à une association charitable ; on la taxe d'immoralité car elle prend le travail de gens qui en auraient vraiment besoin ; on lui dénie
le droit de parler du simple fait que, fausse pauvre et vraie nantie, elle sait que son expérience n'aura qu'un temps et qu'elle pourra rentrer chez elle dans un quartier chic de Paris...
Arrêtons là...
Pourquoi tant de haine ? La réponse est simple : le livre est un succès de librairie et, le mois dernier, il se trouvait en tête des ventes. Dès lors, nul besoin de le lire pour pouvoir en
parler, on peut alors économiser l'usage de la raison raisonnable et raisonnante du cortex, le cerveau reptilien suffira : on l'aura entendue à la radio, vue à la télévision, lue dans des
entretiens de presse, cela suffira pour porter un jugement définitif. Pas d'instruction du dossier, avec une simple lecture par exemple, mais tout de suite la juridiction d'exception et
l'échafaud au plus vite.
Le commentaire anonyme sur Internet est une guillotine virtuelle. Il fait jouir les impuissants qui ne jubilent que du sang versé. Demain est un autre jour, il suffira de regarder un peu cette
télévision qu'on prétend détester mais devant laquelle on se vautre pour trouver une nouvelle victime expiatoire à sa propre médiocrité, à sa vacuité, à sa misère mentale. En démocratie, le mal
est relativement contenu.
Dans un régime totalitaire, ce cheptel permet de recruter les acteurs de l'"effroyable banalité du mal" - pour utiliser entière cette fois-ci l'expression d'Hannah Arendt.
Philosophe, Michel Onfray a fondé en 2002 l'Université populaire de Caen. Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages, dont "Traité d'athéologie" (Grasset, 2005). A paraître le 21 avril : Le
Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne (Grasset, 600 p., 22 €)
SOURCE ./ LE MONDE