La chronique mensuelle de Michel Onfray | N° 86 – Juillet 2012


 

A L’INSU DE MON PLEIN GRÉ -



Moi qui entretiens avec la vérité une relation exigeante, non par vertu, mais par idiosyncrasie (un probable mélange de dressage neuronal familial et salésien…), je me suis surpris à dire des choses fausses persuadé sur le moment que je disais vrai… Ce qui inquiète pour la faillibilité de mes jugements ou de mes affirmations et m’enseigne sur les mécanismes de la mémoire qui restitue des trames avec des trous que l’imagination remplit parfois en toute bonne foi !

J’ai lu et aimé l’oeuvre de Robert Misrahi, il y a très longtemps. Nous nous sommes croisés et manqués à plusieurs reprises pour des questions d’intendance. Puis, un jour, nous avons fini par fixer un rendez-vous et devenir amis. J’ai dans ma bibliothèque l’oeuvre complète de ce philosophe que je tiens en haute estime et je désespère que son trajet philosophique impeccable, jamais souillé par les idéologies pernicieuses du XXème siècle, n’ait pas été reconnu à sa juste valeur.


J’ai récemment relu l’oeuvre éthique de Robert Misrahi et ressorti les trois volumes de son Traité du bonheurConstruction d’un château (1981), Ethique, politique et bonheur (1983) et Les actes de la joie (1987). Le deuxième comporte une dédicace de l’auteur à ma directrice de thèse, et je me revois dans son petit bureau, lorsque je venais lui soumettre les chapitres de  mon travail en cours, le jour où elle me tendit le volume en me disant que, vu mon hédonisme, ce livre était pour moi. Il lui arrivait, de temps en temps, de me donner des livres. La dédicace témoignait : elle m’avait offert celui-ci.

Les livres sur mon bureau, dans le désordre, je relis soigneusement pour prendre des notes et mettre en fiches. Les couvertures se gondolent doucement sous la chaleur du soleil de printemps qui rentre par la fenêtre. Les papiers se chevauchent, les feuilles s’étalent sur ma table. Les chats dorment, dehors quelques oiseaux piaillent.


Ethique, Politique et bonheur repose à l’envers sur une pile de papiers, la couverture vrille, chauffée par le soleil. J’aperçois en haut à gauche, sur la dernière page : « 10 € »… Stupéfaction ! Ce prix rédigé en euros prouve de façon irréfutable que j’ai acquis ce livre après 2002, date de l’entrée en fonction de cette monnaie. Il prouve également que ce livre n’a pu m’être offert dans les années quatre-vingt. Cet ouvrage n’est donc pas un cadeau mais un achat…


Me revient alors, en lieu et place de la version du don dans le bureau, la véritable version : la découverte de ce volume dans la librairie d’occasion. Mon ancienne professeur avait quitté Caen pour une retraite dans le sud de la France, elle avait vendu une partie de sa bibliothèque – et je me souviens que cette dédicace lue comme par effraction m’avait troublé, comme si j’entrais dans son intimité…

La mémoire est naturellement hédoniste, elle conserve ce qui est agréable, efface ce qui est désagréable, déforme ce qui pourrait déplaire, réécrit ce qui paraît trop gênant pour l’idée qu’on se fait de soi, en un mot : elle prend ses désirs pour la réalité…


Je regarde ce prix écrit au crayon à papier et je sens comme un gouffre en moi : si la vérité tient à la seule mémoire qui est un instrument de construction de soi comme une entité aimable par soi, alors la vérité ne coûte pas bien cher – pas même 10 €…

 

 

SOURCE  /  MICHELONFRAY.FR

Tag(s) : #lectures
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