Migrants : «Il y a une schizophrénie de l'Etat, qui aide d'une main et harcèle de l'autre»

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Haydée Sabéran, correspondante pour «Libération» qui a sillonné pendant plus de dix ans le Calaisis et rassemblé dans «Ceux qui passent» des dizaines de témoignages sur les migrants qui attendent de rejoindre l'Angleterre, a répondu à vos questions.

Sofian. En dix ans, quels changements avez-vous vu ?
Haydée Sabéran. Le premier changement, c'est la fermeture de Sangatte à la fin de l'année 2002, quand Nicolas Sarkozy était ministre de l'Intérieur. Le Centre de la Croix-Rouge de Sangatte, qui a été ouvert en 1999 après un coup de gueule de l'abbé Pierre, était un lieu d'hébergement ouvert : on ne demandait pas aux gens leurs papiers pour y entrer. Il permettait aux migrants sans abri, qui tentaient toutes les nuits de passer en Angleterre, de ne pas être à la rue. Sangatte était ouvert à 200 personnes - le plus souvent des Kurdes, des Afghans et quelques Iraniens. Sangatte était un ancien hangar d'Eurotunnel, ce lieu-là leur permettait de se reposer, le chiffre est passé de 200 à 1 500, jusqu'à 2 000 personnes.
Les tabloïds anglais nous accusaient d'avoir «un centre de remise en forme des clandestins». En 2002, il y a eu des accords entre les Français et les Anglais, qui ont conduit à la fermeture. Dans le même temps, les Anglais durcissaient leurs conditions d'accueil. Les autorités de l'époque espéraient que cela permettrait de régler la question.
Depuis, ça s'est considérablement dégradé. Le flux ne s'est pas tari, il s'est ralenti, mais ça continue. Des migrants continuent d'arriver dans notre région calaisienne pour passer en Angleterre, mais leurs conditions de vie se sont terriblement dégradées. On a des gens qui vivent dans des forêts, des fossés, des squatts, qui sont parfois nourris par des habitants.

Eloi. Comment s'organise l'aide aux migrants ? Quelles sont les associations qui s'en occupent, ont-elles des subventions ? Par qui ?
H. S. L'aide aux migrants s'organise sur tout le territoire Nord-Pas-de-Calais. Dans la région, il y a trois grandes autoroutes qui mènent à Calais, et le long de ces autoroutes, dès qu'il y a une aire de repos où peuvent s'arrêter les camions, dans les forêts alentours, il y a des migrants qui attendent la nuit pour se glisser dans les camions qui vont vers Calais.
Progressivement, de manière individuelle, des gens se sont mis à aller vers ces étrangers qui dormaient dans les forêts pour leur proposer à boire et de la soupe. La plupart de ces habitants ont fini par se constituer en associations. Ils leur proposent des douches, des soins, éventuellement une aide juridique pour ceux qui voudraient rester en France, et ils tentent de les protèger, par leur présence, contre les exactions des passeurs et des violences policières éventuelles. Il y a des associations qui existent depuis très longtemps à Calais, puisque le problème de l'errance des migrants s'est posé dans la région dès les années 80, à une échelle bien moindre, mais la question existait déjà.
Oui, il y a des subventions, mais leurs niveaux sont sont très variables. Il y a des petites associations, comme Terre d'errance, comme Salam, comme Fraternité Migrants. Il y a aussi de grosses associations, comme le Secours catholique ou Médecins du monde, qui elles, sont indépendantes.
Il y a une schizophrénie de la part de l'Etat qui empêche les migrants de se poser quelque part, et par ailleurs subventionne les soins quand c'est nécessaire. On va secourir les gens ponctuellement avec des douches contre la gale, et, par ailleurs, on va les fragiliser en les empêchant de se poser quelque part. On va les épuiser, ce sont de jeunes gens vigoureux, mais qui ne mangent pas assez, et qui sont épuisés, pas seulement par leur passage, mais aussi par le harcèlement policier. On donne d'une main, et on harcèle d'une autre main.

Helen. Comment se sont faites les rencontres avec les migrants ? Vous êtes-vous présenté en tant que journaliste ? Ont-ils témoigné facilement ?
H. S. Oui, je me suis présentée en tant que journaliste. A chaque fois qu'il y a un malentendu, quand par exemple ils s'imaginent que je suis bénévole et qu'ils se laissent aller à des confidences, je leur dis très vite que je suis journaliste. Il faut qu'ils puissent maîtriser ce qu'ils me disent.
C'est très difficile de rentrer en contact, notamment en tant que journaliste, parce que, quand on est journaliste, on est soupçonné, à priori, que l'on travaille par exemple pour la police. Ce sont des gens qui sont stressés en permanence. A la fois par la situation dans laquelle ils sont, qui est très déstabilisante, à savoir franchir une frontière illégalement, vivre dehors, avoir à se protéger contre les passeurs et contre la police. Ils sont méfiants naturellement. Et ils le sont beaucoup plus qu'à l'époque de Sangatte, notamment parce que, plusieurs fois, il y a eu des campements qui ont été détruits, justement parce qu'on en avait parlé dans la presse. C'est pour cela que le fait de passer par l'intermédiaire des associations est très précieux, et aussi le fait de passer du temps. Si on reste une journée on n'arrivera pas bien à établir le contact, mais si on revient plusieurs jours d'affilé, le contact finit par se faire. On devient juste des êtres humains qui se parlent, et ils ont des choses à dire, des choses sur le cœur. Une fois qu'ils ont confiance, ils sont prêts à raconter.
L'autre difficulté, c'est celle de la langue. Un certain nombre d'entre eux parlent anglais, d'autres dans leur propre langue. Les Erythréens parlent en tigrinya, les Afghans parlent en pachto ou en persan, etc... Je connais le persan un petit peu, ça facilite les choses. Par contre, pour parler avec des Erythréens, il faut un intermédiaire.
Par exemple, un infirmier bénévole, qui s'appelle Gaëtan, infirmier au campement de Norrent-Fontes, m'a mis en contact avec un Erythréen qui parlait anglais, lequel m'a mis en contact avec un Erythréen qui avait une histoire terrible, et qui fait l'objet d'un chapitre dans le livre (1), ça n'aurait pas pu être possible s'il n'y avait pas eu cette confiance, suscitée par Gaëtan. En tant que journaliste, ça rend modeste, les bénévoles sont sur le terrain tous les jours, on serait très démunis, nous journalistes, sans eux, et sans la confiance qu'ils nous font.

 

(1) Ceux qui passent, éd. Montpanasse, «Carnets nord».

 

Source : Libération.fr

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