anti-racisteUne lettre de la romancière Malika Mokeddem
Par Benjamin Stora

 
La romancière Malika Mokeddem m'a adressée une lettre que je porte à votre connaissance par l'intermédiaire de ce blog...

 

 

Source : MEDIAPART

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Montpellier le 5 juin 2010  

Rien ne m'aura été épargné


C'était le samedi 29 mai 2010 et la Comédie du Livre battait son plein. J'avais passé la journée à signer mes œuvres au stand de la librairie Sauramps et à recevoir, avec une joie intense, les témoignages d'admiration et d'amour de la part de mes lecteurs.


Le soir, nous étions une douzaine d'auteurs à dîner au restaurant Les Bains sous l'égide du directeur commercial de ma maison d'édition, Antoine Boussin. Après le repas, Antoine a exprimé le désir de prendre un dernier verre au Grand Bazar, un bar de nuit à deux pas du cinéma Le Gaumont. Je n'y avais jamais mis les pieds. Je n'ai aucun goût pour ce genre de lieu. Mais Antoine Boussin était dans ma ville. Lui refuser le partage d'un moment supplémentaire de détente m'aurait paru malséant. Nous avons été quatre à nous y rendre avec lui : Biörn Larsson, sa compagne, mon amie Maïssa Bey et moi.


Assourdie par le marteau piqueur de la musique techno, j'ai fini par me lever pour demander au DJ s'il était possible d'en baisser le volume ou d'alterner avec des rythmes moins agressifs. Le jeune homme m'a répondu d'un ton des plus calmes : « Non, madame. Je n'en ai pas le droit. Je suis Martiniquais et j'aimerais bien mettre des musiques de chez moi parfois. Je ne peux pas. »


Chose paradoxale, j'étais à peine revenue vers mon groupe qu'un grand tube du chanteur algérien Rachid Taha transfigura la salle. Ébranlée par ce très beau chant d'exil qui fait chavirer tous les Maghrébins, je ne me suis pas demandée s'il s'agissait d'une faveur ou seulement de la poursuite du programme requis par le patron. Biörn Larsson et son amie nous ont quittés à ce moment-là. Biörn reprenait l'avion pour la Suède tôt le lendemain. Maïssa, Antoine et moi n'avions plus envie de partir tant nous étions transportés par les paroles et la musique de Rachid Taha. Le besoin de danser m'a aussitôt éjectée de mon siège. La salle était comble. Mais en nouant un foulard autour de mes hanches, j'ai vu une grande table qu'un homme en costume blanc avait déjà investie. J'ai sauté à mon tour sur cet espace offert. Hélas, je n'ai pas eu le temps d'esquisser un mouvement que cet homme-là s'est tourné d'un bloc vers moi et, le regard haineux, a braillé : « Tire-toi de là ! » Sidérée, j'ai dit : « Pardon ? Qu'est-ce qui vous autorise... » L'injonction cinglante que l'homme a adressé aux videurs, tous Maghrébins, m'a coupé la voix et glacé le sang : « Virez-moi ça d'ici ! » Des mains se sont emparées de moi. Je me suis mise à hurler : « Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Je ne veux pas qu'on me touche ! De toute façon je pars de cet endroit nauséabond ! » En prononçant cette dernière phrase, je m'étais tournée vers mon agresseur. Toujours juché sur son piédestal, sa main frappait l'air d'un geste de renvoi tandis qu'il me ponctuait avec fureur et mépris : « Et en plus, ( en plus de quoi ? D'être basanée et femme ? ) tu n'es qu'une vieille ! » J'ignorais que vieille était une insulte. J'ai supposé après-coup que cet infâme s'était rabattu sur ce mot à défaut de pouvoir m'en cracher d'autres, plus préjudiciables pour lui.


Personne n'a bronché dans la salle. Seul Antoine protestait. Toute rage rentrée, j'ai grimpé les escaliers en courant. Maïssa m'a suivi. Nous nous sommes échouées sur les fauteuils de la Place de la Comédie déserte à cette heure-là. Antoine a fini par nous rejoindre et, avant de s'affaler à nos côtés, il m'a murmuré avec tristesse et consternation : « Dès que tu es descendue de la table, un autre homme et une femme y sont montés. Mais eux, ils avaient le bon teint. » Ma colère a viré en état de sidération. Mes amis et moi sommes restés longtemps cloués à ces fauteuils, éperdus entre incompréhension et affliction.


D'un pas mal assuré et le visage penaud, l'un des videurs maghrébins est venu me voir : « Madame, nous on fait notre travail, obligés. C'est lui le patron. » « Comment s'appelle-t-il votre patron ? Ils sont deux, Jérôme et David. Lui, c'est Jérôme. » « Jérôme est un prénom. Quel est son nom ? » Le jeune homme s'est défilé sans répondre. Par peur, sans doute, de représailles si l'on le surprenait discutant avec moi.


Monsieur le Procureur de la République, j'ai toujours été confrontée à toutes sortes de discriminations et d'injustices. J'ai les ai sans cesse combattues dans mon pays d'origine, l'Algérie, comme ici. C'est cette révolte qui m'a forgé une sensibilité à fleur de peau et affûté l'aiguillon de ma détermination. J'ai appris à mes dépens que la mitraille des mots peut laisser des blessures indélébiles, mener à l'exil et, parfois, anéantir toute une vie. C'est bien pourquoi je me suis toujours élevée contre les dérives langagières des politiques qui banalisent l'expression du racisme, de la ségrégation, de l'avilissement. Je vous épargne une énumération sans fin des violences endurées. Au profit des seuls méfaits des extrémistes de tous bords à l'encontre de l'écrivain que je suis devenue ici, à Montpellier. 


En 1990, ma voiture a été brûlée devant ma maison trois semaines après la sortie de mon premier livre qui relatait mon enfance pendant la guerre d'Algérie. Le Midi Libre et La Gazette de Montpellier m'avaient interviewée et avaient cité des extraits de mon texte. Lors de la première guerre de Golfe, j'ai reçu des menaces de mort le matin même de la publication, par Le Midi Libre, d'une lettre ouverte que j'adressais aux politiques. Ces deux attaques portaient la griffe des anciens de l'OAS. J'en ai la certitude et des témoins. En 1995, d'autres menaces de mort, venant des islamistes cette fois, avaient mis la police de la région en branle-bas de combat et chamboulé ma vie. J'ai été obligée de quitter ma maison, jugée trop exposée, de vivre sous protection policière...


Bien sûr j'ai toujours porté plainte auprès de la gendarmerie ou de la police. Sans effet aucun. Aussi ai-je préféré adresser une requête au Procureur de la République lui demandant d'agir instamment afin que je puisse obtenir réparation. De mon côté, je vais porter les faits sur la scène publique et saisir d'autres instances. Car pour la première fois, je connais l'identité de la personne qui m'a infligé cette humiliation sans qu'aucun citoyen présent n'intervienne ( hormis Antoine Boussin ) ! Comme je sais, qu'une fois de plus, la police ne pourra rien contre cet ignoble individu. Je pense que l'homme en question ignorait totalement qui j'étais. Son aversion s'était focalisée sur la couleur de peau de l'effrontée qui avait osé fouler son territoire, public pourtant. Et combien sont-ils ceux et celles qui subissent ces exactions au quotidien et en toute impunité ? Notre altière République, si solidement arrimée à des idéaux arrachés de hautes luttes, peut-elle admettre ces agissements ?

Divers déplacements m'ont contrainte à différer ma plainte d'une semaine. Il ne m'en fallait pas moins pour parvenir à desserrer l'étau de la détresse qui s'était refermé sur moi. Et écrire cela avec calme.

Haro sur les obscurantistes travestis en dandys !

Malika Mokeddem


Tag(s) : #actualités
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