mardi 15 mars 2011, par Hervé Le Crosnier (Le monde diplomatique)
Alors que les secours continuent de risquer leur vie autour de la centrale de Fukushima, alors que les ouvriers et ingénieurs sur place ont déjà reçu des doses de radiations qui mettent leur avenir en danger et viennent d’abandonner le terrain, alors que les deux derniers réacteurs de la centrale, pourtant à l’arrêt, semblent prêts à rejoindre ceux dont le cœur a commencé à fondre, il est déjà temps de se poser quelques questions sur le fonctionnement de l’information et de la communication mondiale depuis cinq jours.
La « communication de crise » est un art difficile : comment éviter de paniquer les populations, tout en respectant l’exigence de vérité ? Comment anticiper suffisamment pour comprendre le fil des événements, tout en se référant aux faits établis ? Enfin, comment mesurer l’impact de l’information sur les récepteurs situés en dehors de la zone de crise ? Les secteurs industriels à l’origine de la crise craignent évidemment un impact durable de ce type d’accident.
A écouter les médias ces derniers jours, une première question vient à l’esprit : pourquoi la dénégation est-elle le modèle standard de l’information de crise ?
Dès ce vendredi 11 mars, par exemple, alors même que tournaient en boucle sur les écrans les terribles images du tsunami, cette langue furieuse de mer noire se dressant au dessus des villes, des habitations, balayant tout sur son passage, emportant véhicules et maisons, malaxant toutes les constructions comme des fétus de paille, les « commentaires » avaient besoin de « chiffrer » l’événement. Les images montraient l’engloutissement des efforts des humains par les forces de la nature... mais la voix n’évoquait que quelques dizaines de morts. Impossible à croire : il y a sous nos yeux bien des centaines de voitures, trains, bateaux devenus jouets des éléments. Cette disjonction entre ce que nous dit d’évidence le simple constat, le fruit de l’expérience du spectateur, et le côté lénifiant du discours doit nous inciter à réfléchir. Donnons-nous le soin de nous informer à des personnes qui auraient à ce point quitté le monde des réalités observables pour se réfugier dans la langue de bois ? Rappelons-nous que cette sous-estimation est un phénomène à répétition, que l’on a déjà connu pour le nombre de victimes du tsunami de l’Océan Indien (plus de 250 000 morts) ou le tremblement de terre d’Haïti (plus de 300 000 morts). Sans parler évidemment des « inquiétudes » pour les Français présents sur les lieux, chiffrage dérisoire (en nombre cumulé, c’est pour chaque famille touchée que cela importe, pas comme information « nationale ») en regard des humains, en l’occurrence japonais, victimes de la catastrophe. Pourtant, une fois annoncé, le premier « chiffre » va devenir une ancre à l’aune de laquelle vont se mesurer les évolutions. Ainsi, cinq jours après, le « bilan officiel » est-il toujours de 3 373 morts (site du Monde.fr, mardi 15 mars, 14 h 05). On appréciera la précision, qui, comme on le sait depuis Jules Verne, est une manière littéraire de donner un semblant de réalité à une fiction.
La suite est à l’avenant. Tout était en germe dans cette terrible dénégation. C’est donc depuis cinq jours, alors que l’on recherche les survivants parmi les décombres et que l’on multiplie les découvertes morbides, alors que l’on parle de villes entières emportées, que le discours sur la « crise nucléaire » qui vient ponctuer l’épisode se rédige sur le mode mineur. Il s’agit d’euphémiser en permanence, de mettre en balance chaque information, chaque évidence portée par les images. Nous sommes plongés dans un discours à double détente : susciter l’attente (c’est bon pour l’audimat) et parler des résultats de l’heure précédente (quand la situation était « sous contrôle »). Et se réfugier derrière le discours des officiels, partant du principe qu’il est de la responsabilité des pouvoirs publics de gérer le discours de crise, afin de rassurer les populations, d’éviter les paniques, et de maintenir la Bourse (dont nul n’omet dans la circonstance de relever les hoquets).
Pourtant, toutes celles et tous ceux qui voulaient avoir une idée de la situation pouvaient dès vendredi soir (heure française) regarder les sites d’information des Etats-Unis et lire les analyses de spécialistes, à l’image de l’interview prémonitoire de Kevin Kamps publiée par The Institute for Public Accuracy et reprise rapidement par Joshua Holland, rédacteur du réseau d’information Alternet. Il y était dès ce moment-là clairement expliqué qu’avec les ruptures du courant électrique, la circulation des liquides de refroidissement de la centrale ne fonctionnait plus, et que les groupes électrogènes de secours étaient eux aussi en panne en raison du tsunami. Pas besoin d’être devin, avec cette information entre les mains, pour savoir que la menace était réelle. D’ailleurs, dès ce moment-là, la secrétaire d’Etat américaine, Mme Hillary Clinton, a fait envoyer des fluides de refroidissement.
Sur place va débuter un combat dramatique pour éviter la fusion. Songeons un instant au personnel des centrales : ils (elles) savent que leurs chances de s’en sortir sont devenues faibles, mais ils (elles) vont rester assumer leur mission : il faut confiner l’événement, limiter les dégâts, sauver ce qui reste au Japon, leurs familles, leurs proches, leur pays... et plus encore. Le SMS rendu public d’un travailleur demandant à sa famille de partir et leur disant adieu est le meilleur résumé de la situation.
Et comparons avec le « discours officiel » repris par les médias. Là encore, nous assistons dans les cinq jours à un hiatus énorme entre ce qui est dit et ce qui est fait. Dans la pratique, on instaure une zone d’évacuation, dont le diamètre va d’ailleurs grandir au fil du temps. On distribue de l’iode, on prépare les systèmes de mesure de la radioactivité... Dans le discours, nous aurons deux antiennes qui reviennent en permanence : « les doses reçues ne sont pas dangereuses pour les populations » et « on ne peut pas comparer avec Tchernobyl ». Sous une forme ou sous une autre, « experts », décideurs politiques et économiques et journalistes spécialisés vont s’efforcer de relayer ce message. Pour des raisons de court terme (au Japon notamment), mais surtout d’intérêts biens compris (éviter que l’accident n’ait des conséquences sur la filière en France et dans le monde). L’information qui va être délivrée ne sera jamais une image du réel impitoyable qui se met en place, mais une volonté permanente de « rassurer », au prix de tous les petits arrangements avec la réalité.
Mais peut-on rassurer avec des mensonges ? Les découvertes de Freud et de la psychanalyse sur l’impact du « secret » ne vaudraient-elle pas sur la scène des catastrophes ? Pire encore, comment convaincre un peuple qui connaît les conséquences des irradiations sur le long terme (les ibakushas, survivants d’Hiroshima, malades durant des années) avec des discours lénifiants ? Et pourtant, les discours des dirigeants japonais, repris par nos médias hexagonaux, ont oscillé en permanence entre le paternalisme et l’aveu que la situation n’est plus sous contrôle, entre la litote et l’appel aux institutions internationales.
Quant à la comparaison avec Tchernobyl, essayons de mesurer ce qu’elle représente. L’explosion de la centrale ukrainienne, l’éjection dans la stratosphère du nuage radioactif, et les retombées sur un continent entier seraient-elle la seule forme de la catastrophe nucléaire ? Dès lors, tant que l’explosion n’aurait pas eu lieu, il n’y aurait pas de catastrophe nucléaire, comme l’affirmait sans rire samedi Eric Besson, ministre français de l’industrie. Ou cette déclaration hallucinante d’Anne Lauvergeon, présidente d’Areva et à ce titre en responsabilité sur la filière nucléaire : « Je crois qu’on va éviter la catastrophe nucléaire. »
Pendant ce temps, l’accident grimpe régulièrement sur l’échelle de l’International Nuclear and Radiological Event Scale (INES), d’une position 4, signe d’une situation « maîtrisée » et d’un relâchement de matière radioactive important mais limité à l’échelle locale, à la position 6, accident grave... tout près du maximum 7, accordé à Tchernobyl. Pendant ce temps, nous voyons, sur des vidéos diffusées en direct, des explosions dans la centrale. L’un après l’autre, les bâtiments sont soufflés en nuages, qui à chaque fois ne sont pas le grand champignon qui seul serait signe de catastrophe. On nous parle de l’enceinte de confinement comme du dernier rempart, et nous devons être convaincus qu’elle tient encore et tiendra toujours. Là encore, le fossé entre le discours et les faits laisse pantois.
Mais réfléchissons à cette focalisation sur « l’explosion ». Il s’agit d’un double mouvement médiatique : l’attente garde le spectateur en haleine, et les médias, tout comme leurs spectateurs, croient toujours que le monde est un film hollywoodien, avec happy end obligatoire. Mais il s’agit aussi de masquer la réalité de la situation de catastrophe telle qu’elle est déjà en place. Car même si l’expulsion de matière radioactive sur une large distance est évitée — ce qui semble de moins en moins probable au moment où j’écris ces lignes, car les ingénieurs viennent de quitter leur poste compte tenu de l’intensité de la radioactivité —, les matières radioactives sont déjà propulsées sur une large zone. Tokyo, avec ses 35 millions d’habitants, connaît une augmentation rapide de la radioactivité. Alors même que le gouvernement japonais se veut rassurant envers les populations, lundi 14, le porte-avion américain Ronald Reagan, pourtant situé à 150 km, se déplace pour éviter un nuage radioactif. Car le maintien, quand il était encore possible, de la température du cœur passait par des relâchements volontaires ou explosifs de vapeurs chargées de radionucléides, ce qui est signe de catastrophe, avec à l’évidence des conséquences, sur la santé humaine, l’agriculture, l’alimentation...
Cela n’empêchait pas les « experts » de l’Organisation mondiale de la santé, cette même institution qui voyait dans la grippe H1N1 une menace pour la planète, de déclarer : « D’après ce que l’on sait pour l’instant sur les niveaux de radioactivité, le risque de santé publique est minime pour le Japon. » On est alors le lundi 14 mars, et c’est repris dans une dépêche AFP de 18 h. Gregory Hartl, porte-parole de l’OMS, ajoute sans rire : « Cela veut dire que si quelqu’un est touché, les risques ne sont pas très grands. »
Devant la naïveté tant des experts patentés que des médias, nous sommes en droit de soulever quelques questions essentielles pour la société qui émergera de cette catastrophe en cours.
La première concerne la notion de conflit d’intérêt. Habituellement, cette notion désigne des individus devenus experts sur des sujets pour lesquels ils (elles) sont par ailleurs économiquement concernés. Mais dans la situation actuelle, la mansuétude médiatique et politique envers l’industrie nucléaire, la minimisation de la catastrophe, la langue de bois des cinq premiers jours (car gageons que cela va changer radicalement maintenant que la situation est clairement hors contrôle) sont les signes d’une connivence bien plus large, qui touche des secteurs industriels et politiques entiers. Dans cette connivence qui écrase les citoyens de la morgue du savoir élitiste, tout en refusant la confrontation avec d’autres spécialistes qui ne partagent pas le projet des industries concernées, c’est en miroir le signe de la faillite du système techno-industriel à satisfaire les besoins essentiels des populations et à leur assurer paix et sécurité.
La seconde a trait au statut de « protecteur de la nation » (pour ne pas dire « petit père des peuples ») que se donnent nos édiles politiques. La stratégie du secret, qui consiste à considérer que les populations ne peuvent pas comprendre et gérer les situations de crise, et que seules les hautes sphères vont disposer des informations et mener une politique de « communication » rassurante, voire lénifiante, va-t-elle toucher à sa fin ? Et comment les acteurs des médias vont-ils se comporter dans les jours qui viennent, et surtout lors de la prochaine crise majeure ? Les frémissements qui font que les médias peuvent oser reconstruire le fil des discours, dénégations et autres manipulations des décideurs, à l’image de cet article du Monde — « Japon : comment le discours du gouvernement français a évolué » — vont-ils continuer ?
Terminons en admirant la façon dont on suppute dorénavant sur l’imminence de la pluie, sur le sens du vent, sur la force des vagues pour déterminer les risques encourus par les populations du Japon (et des pays de la zone Pacifique). Comme des augures de l’Antiquité, la société techno-médiatique en est réduite à espérer des signes du ciel pour conjurer le sort... Si l’humanité dispose de plus de connaissances, il est clair qu’elle n’a pas beaucoup plus de sagesse.