Pierre Rabhi
Son itinéraire sort des sentiers battus. Cet agriculteur, penseur et essayiste né dans une oasis au sud de l’Algérie, défriche les terres d’Ardèche et du monde depuis les années 60, là où il
expérimente de nouvelles méthodes agro-écologiques plus en phase avec la nature et l’être humain. « Parce que nous n’avons plus le choix si nous ne voulons pas nous suicider », Pierre
Rabhi est à l’initiative du Mouvement Colibris et de la campagne Tous
candidats en 2012. Remettant en question l’ensemble des systèmes dans lesquels nous vivons, il nous livre spécialement pour ce site ses paroles visionnaires.
"Nous vivons dans un obscurantisme brillant."
Une légende amérindienne
Initialement appelé Mouvement pour la Terre et l'Humanisme, Colibris tire son nom d’une légende amérindienne, racontée par Pierre Rabhi :
Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher
quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes
d’eau que tu vas éteindre le feu ! »
Et le colibri lui répondit :« Je le sais, mais je fais ma part. »
Emmanuelle Jappert : Eprouvez-vous une certaine nostalgie du désert que vous portez en vous, alors que vous avez quitté l’Algérie quand vous étiez enfant, après avoir traversé de grandes épreuves
?
Pierre Rabhi : Pendant longtemps oui, mais il faut finalement s’affranchir. Ma destinée est un peu particulière dans le sens où nous étions dans un pays qui était une colonie
française à l’époque. Il fallait tirer partie du charbon, ouvrir des mines, ce qui a apporté un chamboulement important dans notre culture séculaire. Il a fallu mobiliser la main d’œuvre locale
dont faisait partie mon père qui était aussi poète et forgeron. Pris dans la tourmente, il s’est trouvé en questionnement par rapport au futur, d’autant plus que j’ai perdu ma mère quand j’avais
quatre ans. Il voulait m’offrir un avenir en me donnant accès à la culture dominante française. Il m’a alors confié à un couple sans enfants pour qu’il m’instruise tout en respectant la religion
musulmane et mes origines. La suite de l’histoire c’est que cette famille a atterri en France. Je me suis alors retrouvé sans appartenance, passant sans transition de la tradition à la modernité,
de l’islam au christianisme.
EJ : Comment expliquer cette façon de penser, d’agir et de rebondir alors que vous auriez pu vous écrouler ?
PR : J’ai hérité de cette énergie que donne le désert. Le désert est la
plupart du temps un lieu de survie. Et à mon sens, plus on est dans l’opulence et moins on développe des forces de vie. Le désert nous donne justement un surcroît de force de vie, de
détermination, de caractère et de résistance.
Bien entendu j’ai subi un véritable écartèlement. J’ai perdu mon identité pure pour devenir quelqu’un qui appartient à deux mondes, un être à la double culture.
C’est une chance, comme diraient certains, mais c’est aussi très difficile, dans le sens où on est en quête de son sens de gravité en permanence.
EJ : Puis vous êtes devenu Ouvrier Spécialisé. C’est à cette période que vous avez fait preuve d’un instinct de rébellion en quelque sorte ?
PR : J’ai cherché du travail pour m’en
sortir et je me suis rendu compte que je m’étais trop intéressé à la philosophie pour avoir des compétences dans le monde d’aujourd’hui. J’avais fait de nombreux petits métiers mais rien de
vraiment sérieux. C’est pourquoi je suis devenu OS dans la région parisienne. Mais j’étais quelqu’un qui était enclin à réfléchir à la vie, à me poser des questions. Cet instinct de penser la
société en tant que paradigme m’a amené, travaillant dans le milieu de l’entreprise, à constater que le système dans lequel j’étais n’échappait pas à la pyramide. A l’intérieur de ce microcosme
il y avait cette hiérarchie qui aboutissait finalement à classer les humains en fonction des compétences à donner au système lui-même. En tant qu’OS je n’avais personne à vexer, me trouvant dans
la strate inférieure. Je n’ai donc pas mâché mes mots.
A partir de cette situation très concrète que je vivais comme une incarcération de la condition de l’humain, j’ai voulu m’opposer à ce qui était à mes yeux la pire
des aliénations, à savoir l’enfermement à vie pour produire du produit national brut et renoncer tout simplement à la vie.
EJ : Vous trouviez la réflexion dans les livres ?
PR : Je me suis plongé dans la pensée de Socrate, dans la philosophie asiatique et indienne, et j’ai lu tous les auteurs qui
s’interrogeaient sur le destin, sur la signification de l’avènement de l’être. Au fond tout le monde cherche des réponses parce qu’on a peur de la mort. On est en plein dans ce que l’on appelle
les questions métaphysiques. Cette interrogation sur le sens de la vie était prégnante en toutes choses, les innovations humaines étant toujours à mes yeux secondaires. Et à tort ou à raison j’ai
ressenti la condition humaine dans ce contexte comme carcéral, en dépit des proclamations soi-disant libératrices du progrès. Et souvent dans mes conférences je cite l’exemple de l’itinéraire de
l’Être humain dans la modernité : de la maternelle à l’université il est enfermé, tout le monde travaille dans des boîtes, des grandes boîtes, des petites boîtes, même pour aller s’amuser on va
en boîte, et il y a la boîte à vieux en attendant la dernière boîte que je vous laisse imaginer. On ne peut pas prétendre qu’un itinéraire comme celui-là est libérateur. Et tout cela au nom de
quoi? De la finance, de la croissance économique.
J’ai ensuite rencontré dans l’entreprise celle qui est devenue ma compagne. Ensemble, on a tenté un retour à la terre en Ardèche. L’alibi étant : je ne veux pas
renoncer à ma part de soleil, à ma part d’air pur, à ma part de beauté de la nature ou simplement réduire ça à quelques jours de vacances. Je revendiquais de vivre sans être un consommateur
producteur ou un homoeconomicus !
EJ : Vous remettez en question tout un système.
PR : Je suis très attaché à la valorisation des ressources et des biens, à l’agro-écologie, à la lutte contre la faim dans le monde,
pas en transportant des sacs de riz évidemment, mais en donnant aux gens les capacités de se nourrir par eux-mêmes selon des méthodes que j’ai moi-même éprouvées sur mon domaine. Je remets en
cause la croissance économique parce que nous faisons d’un problème une solution. Nous fonctionnons sur le toujours plus sans limites, sur une insatiabilité qui donne beaucoup plus d’importance
au superflu qu’à l’indispensable, la preuve c’est qu’il y a des gens qui meurent de faim alors que la planète est riche de tout. C’est à cause de la croissance économique qu’on abat les forêts,
qu’on écume les mers…
EJ : Etes-vous optimiste ? Pensez-vous qu’il soit possible d’aller vers ce que vous proposez à plus où moins long terme ?
PR : De toute façon nous n’avons pas le choix. Le monde ne
comprend pas qu’il y a une diversion de la pensée collective, que l’on est grisé par nos machins, nos machines, mais je trouve qu’aujourd’hui il n’y a pas de véritable pensée à part ici où là.
Est-ce par le fait que les Êtres humains sont concentrés dans des cités urbaines géométriques, étriquées, confinées ? Nous vivons dans un obscurantisme brillant, qui fait illusion dans un fatras
de concepts mais on n’est même pas fichu de comprendre que si nous détruisons la nature, nous disparaîtrons avec elle. Et je dois dire que le niveau de conscience du collectif est quand même très
bas. Il y a une régression terrible de la pensée humaine.
EJ : Mais alors comment échapper à l’absurde ?
PR : Il faut une civilisation qui soit basée sur la modération, sur une éducation des enfants qui exclut la terreur d’échouer et la
performance et encourage plutôt la joie d’apprendre. Je pense au G7, au G8 avec cette classification des pays les plus riches pour ne citer qu’un exemple. Nous avons une sémantique, une fois
introduite dans l’opinion, qui provoque une ambigüité terrible, un malentendu. On prend en compte l’économie formelle et pas du tout l’économie informelle, c’est-à-dire tous les actes que vous et
moi faisons chaque jour qui sont gratuits mais qui continuent à maintenir la société en vie. Le fait d’avoir donné à l’argent le sens de prospérité fait que nous occultons tout ce que les êtres
font qui entretiennent la vie sans avoir une contrepartie financière. La pensée n’est pas ajustée aux réalités. Arrêtons de faire de ce qui est anormal une norme !
EJ : Pensez-vous qu’il est nécessaire de passer par la politique pour changer les choses ?
PR : En 2002 on m’avait sollicité pour me présenter aux élections présidentielles. J’étais
à des années lumière de penser à une chose pareille et puis je me suis dit qu’après tout c’était un moyen de rentrer dans le débat. J’ai donc fait des propositions sur l’éducation, sur l’écologie
ou encore sur le féminin au cœur du changement.
EJ : Qu’entendez-vous par le féminin au cœur du changement ?
PR : En parlant d’équilibre ou plutôt de déséquilibre, je suis toujours ulcéré par la subordination mondiale du féminin.
Quand on voyage dans le monde, encore aujourd’hui on voit bien que la femme est encore dans les coulisses. La plupart des femmes sont reléguées derrière la scène. Le masculin et le féminin sont
les deux éléments nécessaires à la vie. Pourquoi est-ce qu’il y en aurait un qui serait subordonné à l’autre au nom d’un masculin outrancier qui pense armement et destruction ? La femme, en
donnant la vie, apporte quand même quelque chose de différent dans son approche, même si le féminin n’est pas représenté que par des saintes ! Si le féminin avait sa part de pouvoir,
l’orientation de l’Histoire ne serait pas la même.
EJ : Avec le Mouvement Colibris, constatez-vous une adhésion croissante à ce que vous proposez ?
PR : En 2002, on s’est lancé comme des boyscouts dans la politique et on ne s’est pas
cassé la figure. On a récolté presque 200 signatures, sans crier au triomphe pour autant. Cela a seulement été un indicateur très intéressant pour mettre en évidence que beaucoup de gens
partageaient les valeurs que nous mettions en avant.
EJ : Peut-on dire que quelque chose est en marche vers un vivre ensemble équitable et durable ?
PR : Oui, mais les Etats continuent de faire de l’acharnement thérapeutique pour
entretenir à tous prix un modèle qui est obsolète. C’est d’ailleurs sur cela qu’est basée la politique aujourd’hui : ne pas renoncer aux modèles, ne pas remettre en question les choses, pallier
aux défaillances pour entretenir les modèles connus et donner une apparence de vie alors que le système est mort. Mais cela m’enchante de voir que la société civile est riche d’innovation, de
créativité en tous genres. La société civile est en gestation !
EJ : En tant que modèle d’intégration, que conseillez-vous aux jeunes immigrés pour pour tendre vers un équilibre entre deux cultures ?
PR : Il y a un grand malentendu car l’Occident
est considéré comme ayant réussi, qui est à imiter alors qu’il est en échec. Bien sûr nous avons des voitures, des machines, des réussites technologiques. Mais pour moi, ce n’est pas ça la
réussite. La réussite, c’est de permettre à chaque être humain d’être heureux, d’être en vie. Quand je vais en Afrique du Nord, tout le monde rêve des innovations modernes, sans se rendre compte
que cette aspiration met les pays émergents dans des situations périlleuses. Ils courent après des chimères. Je vais souvent au Maroc pour réfléchir à la façon de stabiliser les paysans sur leurs
terres, en améliorant les techniques qui permettent de mieux se nourrir plutôt que de partir vers les villes et de fuir en renonçant à cette richesse pour aller vers l’illusion. Plutôt que le
bonheur tranquille, je revendique cette notion provocatrice de sobriété heureuse ! On peut tout acheter sauf la joie de vivre. Je vais dans des pays qui devraient se lamenter et j’y trouve cette
joie de vivre, alors que dans nos pays riches, nous consommons des drogues pour s’euphoriser, se tranquilliser, lutter contre le stress, l’angoisse. Il faut redéfinir vraiment ce qu’est la vie.
Vaste programme qu’il faut bien amorcer. Mais je crois à la propagation des idées. C’est pourquoi il faut être très sérieux avec les exemples concrets que l’on donne et qui sont susceptibles de
traduire cette nécessité de changement. Les bibliothèques sont pleines à craquer de concepts. Seulement le problème aujourd’hui c’est qu’on ne peut pas se contenter de concepts. Encore faut-il
incarner l’utopie.
Je crois à la propagation par l’exemple, par le bon ferment, avec des consciences qui s’éveillent, la fédération des consciences, qui se démultiplient et qui
peuvent représenter une force absolument considérable.
EJ : Peut-on dire qu’en cultivant votre jardin intérieur et extérieur, qu’en cherchant les équilibres, vous vous en approchez ?
PR : Ce serait vaniteux de croire que l’on peut
trouver l’équilibre. Je n’ai pas aboli la souffrance, je l’ai néanmoins beaucoup réduite, j’ai la chance d’avoir mis dans mon engagement humaniste et pour la terre un maximum de cohérence, je
peux mettre à mon crédit que j’ai suscité énormément de réalisations de toutes sortes, le message que j’essaye de porter, de promouvoir et de servir est reçu plus que jamais il ne l’a été, et en
me disant qu’il y a en moi toutes sortes d’incohérences, je ne peux pas nier que dans cette cohérence entre dire, faire et réaliser cela donne une résonnance d’équilibre, c’est vrai.
SOURCE / LETRE.ORG