La coopérative de la resquille
Métro. Des militants constitués en petits groupes sautent les portillons et se cotisent pour payer les amendes, revendiquant la gratuité des transports en commun.
Par ANTOINE LANNUZEL, FABIEN PAILLOT
Ce sont des fraudeurs. Des resquilleurs qui enjambent ou sautent les portiques de sécurité du métro, entrent par la sortie, et ne se séparent jamais de leur kit de survie : un ticket non
composté, parce que «quand tu te fais contrôler, l’amende est moins forte si tu présentes un titre de transport, même vierge». Des petites bandes qui s’échangent des tuyaux pour éviter les
stations «à risque».«A Châtelet, tu as toutes les chances de te faire contrôler», dit l’un. «Et bizarrement, ajoute un autre, beaucoup plus en banlieue que dans les quartiers chics de Paris.» De
simples petits tricheurs des transports en commun ?Point. Des défenseurs d’un nouveau genre de la fraude organisée, des militants de la gratuité, adhérents de mutuelles qui se partagent les
amendes en cas de coup dur : un contrôle.
Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? Avant d’accepter une rencontre, ils se sont réunis, concertés. Faut-il «communiquer» ? Un collectif parisien a fini par accepter. Trois membres de longue date
ont été désignés. Rendez-vous pris dans un troquet, aux portes de la capitale. Discrétion oblige, ils préfèrent garder l’anonymat. «Ce qui compte, c’est le collectif et ce pour quoi nous
militons», précise d’emblée Arsène (1). Ne nous méprenons pas. Ces quidams ne fraudent pas pour le plaisir d’une séance de gymnastique offerte quotidiennement par la RATP. Ils revendiquent un
accès libre et gratuit aux transports en commun. Un mot d’ordre qu’ils appliquent à la lettre en refusant de payer leur titre de transport. A l’image des Robins des bois de l’énergie, qui
rebranchent les compteurs électriques de personnes en difficulté, ou du collectif Jeudi noir, qui s’attaque au mal-logement en réquisitionnant des immeubles, ils ont décidé de passer à l’acte.
L’idée de la mutuelle s’est alors imposée d’elle-même, comme «un outil d’entraide entre militants».
Le principe est simple, calqué sur celui des mutuelles de santé ou les assurances. Les adhérents versent chaque mois une cotisation qui sert à régler leurs contraventions. «Le prix a été fixé de
manière empirique à 7 euros, indique Bonnie. Dans d’autres mutuelles, il peut varier de 5 à 10 euros.» Le montant peut aussi être adapté au budget de chacun : «Les membres les plus précaires
donnent ce qu’ils peuvent. Le but, c’est de s’entraider. Mais nous ne proposons pas un service», nuance un des membres. Rares sont ceux qui ne viennent que par utilitarisme, assurent-ils. Les
cotisations ne financent d’ailleurs pas uniquement les amendes. Elles permettent également d’imprimer des tracts, des autocollants ou un journal occasionnel revendiquant la gratuité des
transports.
«Taille humaine». Mais qui se cache derrière ces adhérents ? «Il n’existe pas de profil type.» Impossible de creuser, nos trois affiliés ne sont pas venus pour parler d’eux. Simplement, on
apprend que les mutuelles regroupent des étudiants, quelques retraités, des salariés, des chômeurs… En somme, Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Des syndicalistes ? «Parfois.» Des salariés de la
RATP ? «Une fois, on a eu un chauffeur de bus. Il était en désaccord avec la politique de l’entreprise.»
Les premières mutuelles de ce type sont nées au début des années 2000, sous la houlette d’un collectif regroupant des militants de tout poil et malicieusement baptisé Réseau pour l’abolition des
transports payants (RATP). La plupart de ses membres sont engagés aux côtés d’associations, de syndicats, voire de partis politiques. Des combats multiples que les membres de la mutuelle ne
souhaitent pas évoquer. «Certains avaient participé aux manifs de chômeurs de 1998», glisse Bonnie. Maigre indice. Depuis, ces collectifs ont essaimé dans plusieurs villes comme Lyon et
Marseille. A Paris, il en existerait une dizaine. Nos resquilleurs, eux, seraient en contact avec au moins cinq d’entre eux. Ces groupes sont volontairement limités à quelques dizaines
d’adhérents : «On ne pourrait pas gérer ne serait-ce que 100 personnes.» La mutuelle de ces trois fraudeurs entend rester «sans leader» et «à taille humaine». «Nous préférons voir naître de
nouveaux collectifs plutôt que de créer des superstructures», assure Clyde.
La plupart d’entre elles fonctionnent par connaissances. Des réseaux autonomes, mais solidaires. «Lorsque l’un d’entre eux a des problèmes de trésorerie, les autres peuvent lui venir en aide»,
précise l’un des fraudeurs. Au lobbying, les membres de ce collectif ont ainsi préféré «une forme d’action directe». «Nous ne cherchons pas de contacts auprès des élus», explique Arsène. Leurs
arguments sont pourtant bien rodés. Les trois resquilleurs n’hésitent pas à assimiler «ce service indispensable» à «un droit fondamental qu’est la liberté de se déplacer». «Comment tendre vers
plus d’égalité sans favoriser la liberté de circulation ?» interroge Clyde.
«Laboratoire». A l’appui de leurs revendications, ils évoquent l’école gratuite pour tous et appellent à faire tomber «la barrière idéologique du financement». Selon eux, les sommes englouties
dans le contrôle, infrastructures et personnels compris, pourraient financer la gratuité de l’accès au réseau. «Au final, nous payons pour être contrôlés», ironisent-ils. Et le collectif de
contester également «l’arsenal sécuritaire» mis en place sur le réseau de transport francilien devenu, à leurs yeux, «le laboratoire des politiques gouvernementales». «Portiques, caméras,
patrouilles en arme… Imaginez un tel panel sécuritaire sur la voie publique», s’emporte Arsène. Un argumentaire qui fait dire au Syndicat des transports en Ile-de-France (Stif) qu’il s’agit bel
et bien d’une «question politique». Le Stif botte en touche sur le sujet de la gratuité. Tout comme la RATP qui se contente d’évoquer un manque à gagner lié à la fraude estimé à près de 80
millions d’euros par an.
(1) Les prénoms ont été modifiés
Source : Libération