Tunisie/France : le mouvement populaire et la gauche

La révolution démocratique et populaire en cours en Tunisie peut éclairer les questionnements des mouvements sociaux en France; la critique des illusions de la gauche française peut nourrir en retour la créativité tunisienne.

Par Mohamed AMAMI (réfugié politique tunisien en France) et Philippe CORCUFF (sociologue, interdit de séjour en Tunisie suite à son expulsion par le régime de Ben Ali en octobre 2002 après avoir entamé une grève de la faim avec l'opposant Sadri Khiari à Tunis)

 

 

 

 

Les habitudes coloniales font que la gauche française apparaît souvent donneuse de leçons vis-à-vis du reste du monde, en particulier du Maghreb. Entre la complaisance du directeur général du FMI, le socialiste Dominique Strauss-Kahn, à l'égard de la dictature (au nom de ses « performances économiques » néolibérales !) les circonvolutions rhétoriques d'un Bertrand Delanoë, les relations troubles d'Elisabeth Guigou, les complicités de l'Internationale Socialiste ou même l'incapacité des gauches radicales à organiser concrètement la solidarité avant la chute de Ben Ali : les gauches feraient mieux de se taire et de se mettre à l'école tunisienne. Il faudrait plutôt suivre les conseils du sous-commandant Marcos depuis des montagnes mexicaines du Chiapas en 1995 : « nous avons appris à écouter; avant, on avait appris à parler, comme toute la gauche » !

 

Tant du côté de la France que de la Tunisie, les gauches, qu'elles se disent « réformistes » ou « révolutionnaires », aiment bien les dogmes, les « modèles », les schémas tout faits. Elles ont du mal avec le caractère inédit des événements imprévus comme la révolution en Tunisie ou le mouvement des retraites en France. Ici et là-bas, les politiciens et les militants installés préfèrent les mythologies issues du passé à l'inventivité populaire en actes. Au printemps 2010, beaucoup dans la gauche française avaient prématurément enterré les résistances sociales. Début décembre, beaucoup dans une opposition tunisienne vieillie voyaient Ben Ali repartir pour un tour présidentiel en 2014. Désorientés par une longue période de bipolarisation politique entre le pouvoir dictatorial et les islamistes et peu capables de bâtir une position alternative au régime en place comme à la régression fondamentaliste, tout en défendant le droit à une démocratie pluraliste pour tous (islamistes inclus), ils n'étaient guère sensibles aux formes originales de politisation portées par une nouvelle génération de blogueurs, de rappeurs, de slameurs, de diplômés chômeurs et précaires, de syndicalistes, d'artistes, d'avocats, etc. Une politisation qui scelle la mort symbolique de la vieille gauche, à moins qu'elle ne rebondisse sur la scène politicienne dans des combinaisons dont elle a malheureusement le savoir-faire.

 

Si les ressources du passé sont précieuses, c'est dans l'aide qu'elles peuvent nous apporter pour transformer l'impossible en possible, en ouvrant les imaginaires politiques. C'est ainsi que des actes de courage inscrits dans le quotidien le plus banal peuvent contribuer à soulever des montagnes. « Dans la rencontre amoureuse des regards, dans la fulgurance de l'événement, l'infiniment petit domine l'infiniment grand. », rappelait le regretté Daniel Bensaïd dans son Walter Benjamin. Sentinelle messianique (1e éd. 1990 ; rééd. Les Prairies Ordinaires, 2010). Les Français ont commencé à le faire à l'automne 2010 dans un mouvement inabouti mais porteur d'avenir. Les Tunisiens le font avec plus de vigueur, dans les tâtonnements de l'incertain, après avoir risqué leurs vies.

 

Caciques de la gauche française comme de la gauche tunisienne ont le plus souvent perdu le contact avec les classes populaires comme avec la jeunesse. Ils ont fini par considérer que la politique ce n'était que la délégation à des professionnels, et point avant tout une affaire d'activité citoyenne. Ils sont prêts à enterrer sous des tonnes de louanges le mouvement de l'automne et la révolution de décembre-janvier au profit d'un tout électoral leur laissant le champ libre. Or, si la gauche veut un jour redevenir la gauche, et ne pas se contenter de ses fantômes mao-staliniens, sociaux-libéraux ou nationalistes, elle a à se recomposer à l'écoute du mouvement populaire. Mais en prenant garde à ne pas fusionner mouvements sociaux et partis, afin de préserver un jeu de contre-pouvoirs entre une pluralité d'organisations et de collectifs autonomes.

 

La gauche française et la gauche tunisienne ont alors à répondre à des problèmes communs :

 

- la précarisation et le chômage portés par la mondialisation néolibérale du capitalisme et renforcés par sa récente crise, sous un jour plus dramatique en Tunisie, qui redonne une actualité à une répartition radicalement différente des richesses et à un traitement postcapitaliste de la question sociale ;

 

- la question démocratique, plus intense pour les Tunisiens sortant d'une dictature, qui ne peut pas se limiter à la démocratie représentative, mais qui doit intégrer aussi des formes de démocratie directe et participative, y compris sur les lieux de travail, dans le sillage des embryons d'auto-organisation populaire émergeant aujourd'hui dans les quartiers, les villes, les villages ou les entreprises en Tunisie ;

 

- l'émancipation des femmes, qui a souvent été la dernière roue de la charrette pour les démocrates et les socialistes ;

 

- à l'opposé des fondamentalismes contemporains comme de la diabolisation postcoloniale de l'islam en Occident, une laïcité ouverte, séparant nettement pouvoirs publics et pouvoirs religieux et garantissant la pluralité des croyances et des incroyances, s'avère indispensable à une démocratie pluraliste ;

 

- à l'heure d'internet, de la multiplication des migrations et de la globalisation, comme des processus diversifiés d'individualisation, chaque groupe, chaque peuple et chaque individu singulier doit pouvoir forger son identité propre dans l'horizon d'un universalisme basé sur la diversité et le métissage culturel ;

 

- les menaces écologiques et climatiques sur la planète contribuent à faire émerger une conscience universalisante et des luttes convergentes.

 

Les gauches traditionnelles en France comme en Tunisie sont bien en deçà de ces enjeux.

 

En France, la gauche est tentée de revenir au gouvernement dans le cadre d'une variante soft du néolibéralisme, sans les dérapages sécuritaires et xénophobes du sarkozysme. Si elle gagne sur ces bases, elle risque de préparer de nouvelles déceptions, qui pourraient être le terreau d'un retour au pouvoir d'une droite en alliance avec une extrême-droite relookée par Marine Le Pen.

 

En Tunisie, une grande partie des organisations de gauche cherchent paradoxalement à redonner vie au vieux nationalisme tunisien et pan-arabe, dont Ben Ali a pourtant été un prolongement dictatorial. Emprisonnées dans une vision centraliste et étapiste, en décalage avec les doubles défis actuels de la question démocratique et de la question sociale, elles se contentent de proposer face à un capitalisme néolibéral prédateur la renaissance d'un capitalisme étatiste et bureaucratique, qui a pourtant produit des dégâts par le passé en Tunisie comme dans d'autres pays arabes.

 

Une autre gauche, populaire, radicale, inventive et émancipatrice, reste à créer en France comme en Tunisie. Le développement de la solidarité des mouvements sociaux français avec la révolution tunisienne, comme avec l'ensemble des luttes sociales et démocratiques en cours dans le monde arabe, constitue un pas significatif en ce sens et une urgence.

 

 

 

 

Compléments :

 

* Pour en savoir plus sur le processus révolutionnaire en cours en Tunisie, voir le blog de Mohamed Amami sur Mediapart

 

* Pour en savoir plus sur l'arrestation et l'expulsion de Philippe Corcuff de Tunisie en octobre 2002, voir  « Ben Ali n'aime pas les universitaires critiques », Hacktivist News Service, 28 octobre 2002

 

 

Source : Mediapart

 

Tag(s) : #Monde arabe - Israël
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