"Sidi Bouzid, mon amour"

Il y avait quelque chose de pourri dans le royaume Sidi Bouzid, chef-lieu de la région la plus déshéritée du pays. > par Taoufik Ben Brik



Il y avait quelque chose de pourri dans le royaume Sidi Bouzid, chef-lieu de la région la plus déshéritée du pays. Sidi Bouzid, un tas de villages assemblés autour d’une artère de 3 kilomètres (Habib Bourguiba auparavant, 7 novembre, maintenant), est si moche qu’on a envie de se flinguer à chaque matin que le bon seigneur nous ramène. Les hommes sont maigres, poltrons, grêles et ne pensent même pas à se barrer. Le chômage crève les plafonds, la pauvreté s’affiche avec superbe, les scandales s’accumulent. Les quartiers sont calmes. Pas de grèves. Pas de manifestations. Et la terreur sévit.

Sur les murs, les enfants de la miséricorde ont tagué : « 20 ans qu’on sème… la merde », « exister, c’est respirer l’angoisse », « personne ne me prendra vivant pour me couper la zizinette ». Les gens ont faim. Le dinar n’achète rien. Chaque chantier à son racketteur. Le gouvernorat navigue à vue. La ville roupille, les gens se démènent au pif et il n’y a personne pour crier « Basta ». On se demande chaque mois d’où va tomber l’argent pour le loyer et on est trop beurré pour aller travailler. Alors, on fait la sieste pour oublier. On coule doucereusement, pas de loyer, pas de fringues. On a qu’à barboter, chier, caqueter, picorer, farfouiller… demain ou peut- être dans une heure, la catastrophe va leur tomber dessus et ils seront noyés dans l’écume. Tout le monde a peur de cette peur qui t’empêche de dormir. Rien ne colle, rien, sauf la peur.

Il n’y a plus d’issues. Vous imaginez un pays sans issues de secours ? Tu es triste sans savoir pourquoi tu es triste. Les hommes croient qu’on va les tuer et tuer leurs enfants. Les femmes croient qu’elles vont être violées, torturées. Pas de risque. Les Bouzidi sont des agneaux Ce ne sont pas eux qui deviennent des loups mangeurs d’agneaux. Regarde tous ces gens. Ils n’ont pas la force de rouspéter. Ils sont trop humiliés. Ils ont trop peur. Ils ont été trop piétinés. Ils sont las ; hésitants.

Qu’est-ce qui ne va pas ? Un tas de choses, c’est sûr. Que fait-on quand on est pris dans un cauchemar ?

Et puis, un beau jour le grand plouf… C’est ce qui arrive lorsqu’on déshabille les gens de leur peau d’âne. C’est programmé. C’est dans la nature des choses ou c’est la musique du hasard qui provoque la gifle du réveil. On ne comprend pas d’où vient la détonation, mais on la chérit. Doww…dans son film l’Oeuf du Serpent, Ingmar Bergman zoome : « Regarde cette image Abel. Regarde tous ces gens. Ils n’ont pas la force de faire une révolution. Ils sont beaucoup humiliés. Ils ont trop peur. Ils ont été trop piétinés. Mais dans dix ans. Ceux qui ont aujourd’hui dix ans, en auront vingt. Ils auront hérité de la haine de leurs ainés, mais ils apporteront leur propre idéalisme et leur propre impatience et quelqu’un se présente qui trouve les mots pour exprimer leurs sentiments, qui n’arrivaient pas à exprimer. Quelqu’un parle de grandeur, de sacrifices. Les jeunes, ceux qui n’ont aucune expérience, donnent leur courage et leur foi à ceux qui sont las, hésitants. Alors, il y aura la révolution et notre monde à nous s’effondra dans le feu et le sang. »

Mohamed Bouazizi, l’immolé de Sidi Bouzid, est-ce lui, l’élu, l’homme de la prophétie, celui qui apportera le déluge ? Il porte un nom de mausolée, Bouazizi de Sidi Bouzid. Mohamed brulant vif, au temps où le pays n’avait pas d’âme. Au temps où la terre s’est retirée avec son blé doré, ses antenais biscornus… Fallait trouver des hommes, comme des arbres, pour donner aux asphyxiés de l’oxygène. Pour qu’au dehors, la rue respire, s’allume et flambe.

Mohamed Bouazizi n’entre pas dans la catégorie des bons ou mauvais protestants. Il ressemble à tous les populos anonymes. D’ailleurs, son acte n’a rien à voir avec les protestations des résistants traditionnels (grèves de la faim ; sit-in, manifestations…). Lui, il a fait preuve d’imagination. Lui, il a riposté différemment. Le fait de surprise et de choc qu’il a produit a dérouté tout le monde. Il a en même temps interpellé la foule autrefois silencieuse. Et, le poète sera généreux : « nomme-moi offrande, et je m’offrirai ! Sonne le glas de ma mort. Ma gibecière mendie un oiseau qui s’est suicidé et un nuage sans pluie. Devine…je suis…je suis …l’égaré. »

Les enfants de l’Intifada de Sidi Bouzid ont-ils des revendications spécifiques, ceux-là même qui revendiquent l’acte biblique de Bouazizi ? Ils n’appartiennent ni à des partis, ni à des organisations syndicales, ni à des associations de la société civile. Ces jeunes se sont identifiés à Mohamed Bouazizi, qui a commis ce dont ils rêvent de commettre (bruler vif, s’imploser, se mutiler pour dire à ceux qui les ont déshabillé de leur liberté : « le mal qu’on peut assener à soi est plus cruel que le mal que vous nous faites subir. »

Les chababs de Sidi Bouzid s’insurgent contre une vie morne, de moisissure, sans but. Ils sont nés de l’autre côté de la palissade, le dégoutage au cœur. Ils ont vécu auprès d’un père et d’un grand père humiliés et offensés, à l’échine courbée. Ils existent mais ne vivent pas. Pour eux, ces jours de gabegie, sont des jours de récréation, de création, de noces de sang, un festival en plein air. Ils veulent vivre, ne serait-ce qu’un jour, la tête haute, pour danser la danse du scalp. La liesse. Sans laisse. Et même si l’ivresse de ces derniers jours ne rapporte rien et que les jours d’après le régime redouble de férocité, ils auront le sentiment d’avoir toisé et fait trembler le système.

"Tuer le maître…"

Un rêve de chien fils et petit fils de chien », une chanson qui te fait danser. Celle qui t’allume la fente, celle qui te colle à ta chair de poule, c’est le désordre, c’est la vulgaire que j’aime, celle qui crève les sept familles qui pillent le pays, le gros mot, la cochonne. La chanson qui emmerde l’élite, la chanson qui raconte l’histoire, l’histoire imprévue et fugitive, qu’on ne peut stopper, qu’on fredonne dans les prisons, qu’on ne peut pas enchaîner. C’est de l’air. Celle que j’aime se marre, s’oppose à la voix gutturale du muet en chef. Elle dit : « nique ta mère ». Et elle brandit son bras d’honneur. La vague qui fait des vagues.

Les Intifada successives, tout le long de ces deux dernières années, dans le bassin minier de Gafsa, à Benguerdane, ville frontalière tuniso-libyenne, à Sidi Bouzid, sont venus à bout du mythe Ben Ali, le Caligula maghrébin. Relayé par Tunis, Sfax, Gafsa, Jendouba, Kerkana, Médenine, Jendouba, Béja, Sousse, Kef, Bizerte…, Sidi Bouzid a contraint la dictature du général Ben Ali à mettre un genou à terre. Partout le même scénario : un serpent à plumes de mille têtes a envahi la rue en scandant : « Ettounsi la youhen, Ben Ali ya Jaben ! Et d’autres cris plus orduriers. On a vu les pierres passer, on a deviné que les chabab les ont lancés. On s’est douté que les policiers risquaient de les recevoir. C’étaient comme des zoulous. C’était comme la guerre des boutons. Youyou…

Le mythe de Ben Ali, despote intouchable, intraitable, et imbattable s’est brisé sur un récif d’hommes qui ont recouvert, le temps d’une Intifada, leur mot à dire. Le Tsahal maghrébin s’est avéré une force de frappe à la portée. A qui on peut déclarer la guerre. Un ennemi qu’on peut défier sans grande perte, ni peine d’ailleurs. Ils font fi de ses représailles. Un régime vieillissant, en fin de règne. Qui touche à sa fin. Ce n’est pas le Ben Ali du tout début. Un général qui a gouverné le pays d’une main de gorille. Insuffler la terreur, obstruer toutes les issues. La seule soupape de sécurité est la Sécuritate. Il a fait de la Tunisie un désert politique où ne sévit que lui et des poussières d’individus. Ici et maintenant, ZABA doit composer avec des personnes qui portent tous le nom de Mohamed Bouazizi. Voir Sidi Bouzid et mourir…Et Viva Zapata.



par Taoufik Ben Brik
Source : Nouvel obs

Tag(s) : #actualités
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