Juanita Goggins (1935-2010) : pionnière oubliée
Juanita Goggins est morte de froid dans sa petite maison de Columbia, en Caroline du Sud, à l’âge de 75 ans. A priori c’est le genre d’information qui figure dans la rubrique "faits divers". Mais si cette vieille dame a disparu dans l’anonymat le plus total et la solitude la plus extrême, elle était très loin d’être une inconnue dans le paysage politique américain.
Dixième enfant d’une famille d’humbles métayers noirs de Caroline du Sud, Juanita entre à l’université et opte pour l’enseignement en 1969, premier authentique exploit d’une femme de caractère dans un état fortement marqué par une ségrégation rampante. En 1972, à 37 ans, elle adhère au parti démocrate et devient, la même année, déléguée à la Convention Démocrate qui doit entériner la candidature du sénateur George McGovern à la présidence, et, quelques mois plus tard, elle est nommée membre de la commission fédérale des droits de l’homme. Dans une Amérique profonde ancrée dans le racisme ordinaire, ce cheminement est aussi impressionnant que les premiers pas sur la lune de Neil Armstrong, trois ans plus tôt.
Et Juanita ne s’arrête pas en si bon chemin. En 1974, alors que les Etats-Unis vont subir un tremblement de terre politique avec la démission du président Nixon consécutive à la mise en œuvre de la procédure d’impeachment, elle accomplit un nouvelle série d’exploits étourdissants, en étant élue députée de la circonscription de Rock Hill, près de Columbia en Caroline du Sud, après avoir été désignée par le parti démocrate alors qu’elle n’était pas favorite et après avoir battu le sortant, un républicain blanc.
Les nécrologies du New York Times, qui, incidemment, relègue la nouvelle en page intérieure dans l’édition du12 mars, et du Guardian, qui, en revanche, http://www.guardian.co.uk/world/2010/mar/12/juanita-goggins-frozen-death-southcarolina, lui accorde sa « une », insistent sur le fait qu’elle a été reçue deux fois à la Maison Blanche, pendant le mandat de Jimmy Carter et que le boulevard d’accès à la Highway 5, à Rock Hill, a été appelé Juanita Goggins Highway. Etrange et singulier raccourci un peu creux qui fait oublier à ces deux journaux que Juanita Goggins a accompli un travail considérable dans les domaines de la santé et de l’éducation. Elle s’est notamment démenée pour permettre à nombre d’enfants issus de classes sociales défavorisées d’entrer dans le système élémentaire et pour réduire le nombre d’enfants par classe.
En 1980, Juanita Goggins n’a pas souhaité renouveler son mandat et a glissé, progressivement, dans la solitude politique, familiale et conjugale et dans l’oubli. Il semble que sa réclusion volontaire serait due aux prémices de la maladie d’Alzheimer. Ni son ex-mari ni son fils n’ont pu l’aider et la convaincre d’avoir un suivi médical. Elle vivait totalement repliée sur elle-même sans aucun contact avec l’extérieur. Elle avait établi un accord très spécifique avec son voisin immédiat : il apportait quotidiennement ses courses, les laissait sur le paillasson, sonnait et partait. C’est seulement à ce moment qu’elle ouvrait sa porte. Elle est morte le 20 février. Le chauffage était en état de marche, mais l’électricité avait été coupée car la dernière facture n’avait pas été payée. Or la police, informée, deux semaines plus tard par des voisins inquiets de ne plus voir de lumière chez elle, l’a découverte avec plusieurs épaisseurs de vêtements sur elle, et près d’elle, 2.500 dollars en espèces et nombre de chèques non encaissés. Sinistre fin pour une femme belle, dynamique, militante et courageuse.
Source / MEDIAPART