12 années de déshumanisation totale
Consacré par les Oscars, le film de Steve McQueen, 12 Years a Slave, n’a pas autant ému la société française qu’il a frappé à l’estomac les États-Unis. Alors qu’ici on discute encore de quelle histoire de France qu'il serait bon d’enseigner aux enfants et aux adolescents, là-bas, le film et l’autobiographie de Solomon Northup vont intégrer les programmes scolaires. Or le fait de ne pas se sentir concerné par le sujet de ce film en France pose question, parce que ce pays ne veut pas vraiment reconnaître qu’il fut esclavagiste.
Personnellement, je n’ai pas ressenti la violence contenue dans ce long métrage comme étant une violence difficile à supporter : je l’ai trouvée rédemptrice. Je suis sorti de la séance bouleversé, secoué de sanglots. Car ce film m’a fait ressentir le sujet de l’esclavage comme jamais. Ce n’est pas seulement un film sur l’esclavage, pratique odieuse qui existe depuis presque la nuit des temps, mais sur l’esclavage des Noirs d’Afrique, donc un film sur le racisme. Et ce racisme a conduit une partie de l’humanité à nier le caractère humain d’une autre partie de l’humanité.
Le héros principal du film, Solomon Northup, homme libre capturé par ruse et mis en esclavage (évidemment) par force, n’est pas la victime pour laquelle on a le plus de compassion – le mot prend tout son sens : souffrir avec quelqu’un –, il s’agit d’une jeune femme, esclave avec Solomon, qui subit la perversité sexuelle de l'esclavagiste et la haine cruelle de sa femme. On mesure comme cette jeune femme vit un martyre et, quand Solomon retrouve sa liberté, on sait qu’elle ne pourra pas échapper à la tyrannie de ses geôliers. Bien sûr que ces gens savaient ce qu’ils faisaient, bien sûr qu’ils savaient que les Noirs étaient autant humains qu’eux, mais ils avaient besoin du prétexte racial et raciste pour faire usage de leur force, pour assouvir leurs bas instincts.
Le film de Steve McQueen m’a fait saisir à quel point cet esclavage était un crime contre l’humanité, car il ne s’agit pas que d’esclavage, car il s’agit d’un moment de l’histoire où le racisme a régné en maître dans nombre d’esprits européens. La découverte de l’Amérique par l’Europe de l’Ouest a été un événement considérable. Le fait de se poser la question de savoir à quelle humanité les Amérindiens pouvaient bien appartenir a conduit à considérer les hommes en fonction de leurs différences d’apparence comme pouvant être distincts de nature. Comment expliquer autrement le fait que la couleur de peau intervienne si peu dans la xénophobie antique et même dans celle du Moyen Âge où la stigmatisation des Maures par les chrétiens était bien plus religieuse que raciale ?
Ces hommes et ces femmes dans les plantations américaines et françaises, esclaves déshumanisés comme ce ne fut jamais le cas dans l’histoire de l’esclavage, préfiguraient en fait ce que l’Europe connaîtrait au siècle dernier. Au lieu que l’homme à déshumaniser fût importé d’un autre continent, il était à exclure, puis à exterminer, sur le continent même d’où il était issu. Il n’y avait nul mirador dans ces plantations, mais les hommes, les femmes et les enfants ne pouvaient s’échapper car leur étoile jaune, c’était leur couleur de peau. Et il faut se rappeler que les camps de concentration étaient au départ des camps de travail : c’était de l’esclavage !
Ces dernières années, la concurrence des mémoires dont on a pu s’affliger a quelque chose de choquant car le génocide juif est le point d’exergue du racisme européen, mais il n’est pas différent par essence du racisme des négriers. Depuis l’ethnicide des Amérindiens jusqu’à Auschwitz, c’est le long et même processus historique d’une Europe conquérante, dominatrice, et justifiant ses actions les plus illégitimes ou les plus excessives (colonisation, exploitation économique, nationalisme) par la déshumanisation totale de ceux qu’elle martyrisait (oui, l’excès de nation mène à l’idée d’une pureté de la race…). Il n’y a donc pas à fragmenter les mémoires, si ce n’est pour ne pas affronter vraiment l’histoire telle qu’elle s’est orientée à un moment donné.
Vue de France métropolitaine, cette histoire semble bien lointaine, bon prétexte pour un certain oubli, mais des Antilles, c’est une histoire encore très proche, c'est même l'histoire de ces territoires. Les manuels scolaires français enseigneront-ils que Napoléon, après la Révolution, rétablissait l’esclavage dans ces îles lointaines ? Et, pour parler cinéma, quand les producteurs français s’inspireront-ils de leurs collègues d’outre-Atlantique pour faire un grand film sur le subtil compositeur de musique qu’était Joseph Boulogne, dit le chevalier de Saint-Georges, contemporain de Mozart ? Il est vrai qu’avant de voir son histoire à l’écran, édifiante également, il faudrait déjà qu’on le réhabilite musicalement. Or, c'est une fondation suisse (Avenira) qui a enregistré il y a peu ses concertos pour violons et ses symphonies concertantes...
SOURCE / MEDIAPART