L’affaire Clichy enfin jugée à Rennes
Après une décennie de bataille judiciaire, le procès de l’affaire de Clichy s’ouvre enfin à Rennes ce lundi 16 mars. Actualité de l’alarme des émeutes de 2005 qui n’est pas sans rapport avec l’envie, un an plus tard, de créer Mediapart.
Le 27 octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, trois jeunes garçons affolés, poursuivis par la police, se réfugient dans le périmètre interdit d’un transformateur électrique. En ce jeudi de vacances scolaires, ils rentraient paisiblement d’un match de football, avec le souci de ne pas être en retard à la maison pour la rupture du jeûne de Ramadan, quand leur est tombé dessus un contrôle policier sans fondement, aussi brusque que massif. N’ayant pas de papiers d’identité sur eux, craignant d’être retenus au poste, redoutant le jugement de leurs parents, ils préfèrent courir, et se cacher.
Deux – Bouna, 15 ans, et Zyed, 17 ans – vont mourir, brûlés vifs; un troisième, Muhittin, 17 ans, va survivre à ses blessures. Trois jeunes et, donc, trois familles : les Traoré, les Benna et les Altun. Les parents sont mauritaniens, tunisiens ou kurdes de Turquie, en France depuis bien longtemps. De condition modeste et de confession musulmane. Les pères sont, pour deux d’entre eux, employés à la Ville de Paris et, pour le troisième, ouvrier maçon au chômage.
Ce drame sera le point de départ des émeutes des banlieues, une crise sans précédent qui amènera le gouvernement à décréter l’état d’urgence en utilisant, face à cette révolte de la jeunesse des quartiers populaires, des dispositions remontant à la guerre d’Algérie. Nicolas Sarkozy est alors ministre de l’intérieur et Dominique de Villepin premier ministre. C’est un déni de justice qui mettra le feu à l’herbe déjà bien sèche des banlieues : les pouvoirs publics commenceront par nier la course-poursuite policière et par accuser les jeunes d’être des cambrioleurs.
Le lendemain du drame, conseillées par de jeunes amis des victimes, les trois familles vont choisir les mêmes avocats parisiens. Leurs noms étaient alors souvent cités dans les médias, en raison de procès qui faisaient un peu de bruit, celui du financement du RPR – plus connu comme l’affaire Juppé – et celui des écoutes de l’Élysée, qui allait s’achever début novembre 2005. Ces deux avocats y affrontaient la raison de Parti ou d’État, ses mensonges et ses arrangements, ses préfets, ses généraux, ses hauts fonctionnaires, ainsi que le pouvoir présidentiel et personnel qui leur servait d’alibi. Aussi les « grands frères » se sont-ils dits qu’ils sauraient faire face au rouleau compresseur de l’injustice et de l’indifférence dont ils pressentaient l’inévitable surgissement. Au moins défendre la vérité, peut-être obtenir justice. Pour une fois, enfin.
Ces deux avocats, ce sont Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, deux noms auxquels les lecteurs de Mediapart sont habitués puisqu’ils nous défendent depuis l’origine. Au procès des écoutes de l’Élysée, qui s’est étendu de 2004 à 2005, ils plaidaient ma cause. Et, soudain, avec le drame de Clichy, ils vont changer d’univers. Et ce changement va les changer eux-mêmes. Deux générations : Me Mignard a alors cinquante-trois ans, Me Tordjman trente-trois. Deux cultures : l’un est catholique, l’autre juif. Deux avocats reconnus dont le cabinet traite d’ordinaire de gros intérêts ou des clients privilégiés. Socialement, culturellement, à tous points de vue, ils viennent d’un autre monde que Zyed, Bouna et Muhittin.
Or cette histoire est devenue leur passion citoyenne. Leur cause essentielle, bien que loin d’être la plus médiatisée durant les presque dix ans de bataille judiciaire qu’il leur fallut mener pour arriver à ce qu’elle soit enfin jugée à Rennes. Face à eux, le ministère public, ce parquet dépendant du pouvoir exécutif qui n’a cessé d’épouser le parti pris policier et de balayer, contre l’évidence, la « non-assistance à personne en danger » alors même que des enregistrements prouvent que la police a su que les trois jeunes s’étaient réfugiés dans ce central électrique, mettant leur vie en péril.
Libéré du Monde – que je quittais officiellement ces jours-là, précisément le 31 octobre 2005 –, j’ai alors accompagné Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman dans ce qu’ils ont vécu non seulement comme un chemin vers l’autre – culturellement, socialement, géographiquement, etc. – mais aussi vers la France telle qu’elle est, telle qu’elle vit et telle qu’elle se bat, hélas trop souvent dans la méconnaissance, la négligence ou le mépris de ceux qui prétendent la diriger ou l’éclairer.
Nous en fîmes un livre d’entretiens, L’Affaire Clichy, paru dès février 2006, où je les ai aidés à raconter comment ils ont découvert à travers cette cause la réalité de notre pays. Et combien, en quelques semaines, ils n’ont jamais autant appris sur ses territoires et ses élus, ses enfants et ses élites, sa justice et sa police, ses institutions et ses politiques. Ce témoignage est aussi devenu un téléfilm, L’Embrasement, diffusé en 2007, juste avant l’élection présidentielle.
Car, comme en témoignait à chaud le récit des deux avocats, cette affaire – le drame et les émeutes – fut comme la mise en évidence de ce qui allait suivre, avec l’élection de Nicolas Sarkozy : la brutalisation du pays, de sa jeunesse, de sa diversité, l’hystérisation de sa vie publique, la voie ouverte à l’extrême droite et à ses idéologies identitaires, etc. Cette alarme ne fut pas entendue, et la présidence sarkozyste a produit les ravages que l’on sait. Mais elle ne fut pas non plus entendue à gauche puisque l’engagement n° 30 de la campagne de François Hollande de 2012, portant sur les contrôles au faciès qui stigmatisent la jeunesse dans sa diversité, fut immédiatement piétiné par Manuel Valls, ministre de l’intérieur, puis premier ministre.
Dans un pays où il est scientifiquement établi que quelqu’un qui a l’apparence d’un jeune, par son allure ou sa tenue, a onze fois plus de risque d’être contrôlé, tandis qu’une apparence noire, arabe, maghrébine, musulmane vous expose à être contrôlé six à huit fois plus que le gros de la population, le contrôle d’identité reste le seul acte policier qui ne laisse aucune trace administrative permettant d’apprécier sa légitimité, alors même que tout un chacun ne peut s’y dérober. Bref, c’est une école de l’arbitraire, pour ceux qui s’y livrent, dispensés d’en rendre compte, et pour ceux qui les subissent, faisant l’expérience d’une République injuste parce qu’inégale.
Tel est l’enjeu du procès qui s’ouvre ce lundi à Rennes, plus de neuf ans après les faits, grâce à l’entêtement admirable de Mes Mignard et Tordjman : rendre la République aux siens, prouver que justice peut être rendue à tous, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance. C’est ce qu’écrivaient déjà Mes Mignard et Tordjman dans ce livre en forme de plaidoyer pour la jeunesse de France. J’en retiens ces deux brefs passages, l’un d’introduction, l’autre de conclusion :
« Le drame de Clichy-sous-Bois et, surtout, la façon dont il a été traité par l’exécutif gouvernemental, par les pouvoirs publics, l’aphasie de l’opposition démocratique, la captation perverse de l’événement par l’extrémisme révèlent avec cruauté tout ce qui, aujourd’hui, menace la paix civile, le progrès social et, à la fin, soyons honnêtes, la démocratie. »
« Un mot sur la France, enfin. Il est vrai que notre pays ne va pas bien et qu’il se cherche. Il a pourtant une grande aventure humaine qui l’attend, à une dizaine de kilomètres des centres-ville. Que la France s’ébroue. Qu’elle sorte d’elle-même. Qu’elle tende la main. Qu’elle accueille toutes ses filles et tous ses fils, les blonds et les bruns, les blancs et les noirs. Alors, pourra-t-elle devenir ce qu’elle prétend être. Oui, il faut faire sauter le verrou de la peur. »
Neuf ans après, tous ces mots parlent toujours de nous. Au présent.
SOURCE / MEDIAPART