Grèce : pas de démocratie sans désobéissance aux traités

20 septembre par Gwenaël Breës

 

« Nous serons originaux, en respectant après les élections ce que nous disions avant » |1|, avait annoncé Alexis Tsípras. Quelques mois plus tard, force est de constater que l’originalité se situe ailleurs : un nouveau paquet d’austérité est endossé par la « gauche radicale » élue pour y mettre fin. Pour justifier cette mutation, toute critique est renvoyée à cette question : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Ce à quoi on peut répondre, sans hésitation : autre chose, autrement.

« Nous serons originaux, en respectant après les élections ce que nous disions avant »1, avait annoncé Alexis Tsípras. Quelques mois plus tard, force est de constater que l’originalité se situe ailleurs : un nouveau paquet d’austérité est endossé par la « gauche radicale » élue pour y mettre fin. Pour justifier cette mutation, toute critique est renvoyée à cette question : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Ce à quoi on peut répondre, sans hésitation : autre chose, autrement.

« Sous les grands espoirs couvent les profondes déceptions » |2| : c’est ce que la débâcle du « gouvernement anti-austérité » vient rappeler. Certes, la lutte du peuple grec a ceci de positif qu’elle nous oblige à repenser nos mobilisations, à considérer l’importance de se réapproprier la question de la monnaie dans une Europe verrouillée par les traités néolibéraux et dans une eurozone dominée par les intérêts de l’Allemagne. Mais la traumatisante « pirouette mémorandaire » |3| de Syriza entraîne son lot d’impuissance, de pessimisme et de paralysie. Il est donc utile d’en tirer les enseignements, sans tabous ni fétiches, pour ne pas succomber au fameux dogme thatchérien selon lequel « il n’y a pas d’alternative ». Une série de témoignages nous permettent de reconstituer les négociations menées pendant cinq mois par Syriza et de comprendre que sa défaite, certes spectaculaire, s’explique davantage par les illusions de « radicalité mouvementiste » entretenues envers ce parti (pourtant largement converti à la realpolitik et, désormais, au culte du chef), que par l’absence d’alternatives — lesquelles sont trop souvent présentées comme un choix caricatural entre monnaie commune ou nationale, entre « stabilité » et « chaos »…

Pas de choix démocratique contre les traités ?

Syriza est arrivé au pouvoir le 25 janvier, sur une planche savonnée par le gouvernement sortant : l’accord de financement avec l’UE se clôturait juste après les élections. Tsípras et son ministre des Finances pensaient que l’échec patent des memoranda suffirait à « convaincre » les créanciers (conscients que la dette ne leur serait pas restituée de cette manière) de laisser « la vraie gauche » mener d’autres politiques. Cet espoir fut vite douché. Le 28 janvier, le patron de la Commission européenne Jean-Claude Juncker déclarait : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » |4|. Deux jours plus tard, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, confirmait : « Soit vous signez le mémorandum, soit votre économie va s’effondrer. Comment ? Nous allons faire tomber vos banques. » |5| Face à l’alliance des partis conservateurs et sociaux-démocrates européens voulant briser Syriza, « Varoufákis seul, avec ses arguments, a entrepris de renverser l’opinion publique en Europe et même en Allemagne » |6|, espérant que tôt ou tard « la raison prévaudrait dans les négociations » |7|.

Le cabinet Tsípras n’était pas déterminé à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens.

Au plan international, la stratégie grecque misait sur « les divergences entre les institutions et les États : le FMI contre la Commission européenne, les États-Unis contre l’Allemagne, etc. » |8| Mais si, au final, le FMI revendique bien un « allègement » de la dette grecque, c’est en se contentant d’une baisse des taux d’intérêts et d’un allongement des maturités, sans diminution du principal de la dette. Quant à l’activisme diplomatique états-unien, on sait qu’il a été motivé par la volonté d’éviter une crise de l’euro, par des raisons géopolitiques liées à l’influence russe, à la crise ukrainienne |9| et à l’appartenance de la Grèce à l’OTAN, son objectif étant donc d’empêcher tout changement de cap. Restait aux diplomates grecs la possibilité de trouver de nouveaux bailleurs de fonds. Or, selon le vice-Premier ministre Ioánnis Dragasákis, les approches faites vers des pays tiers (Chine, Russie, Inde et Venezuela) furent infructueuses |10|. Si ces tentatives ont bien permis de conclure des accords, notamment au niveau énergétique, certains membres de Syriza jugent que le cabinet Tsípras n’était pas pour autant déterminé à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens. « Vis-à-vis de la Russie, en particulier, l’attitude a été hésitante : des démarches ont été entreprises, mais au moment crucial, le gouvernement Syriza n’a pas donné suite. […] Les Russes ne savaient pas, au fond, ce que les Grecs voulaient. Ils étaient extrêmement méfiants car ils avaient l’impression que ces gestes d’ouverture de la Grèce étaient utilisés comme une carte dans la négociation avec les institutions européennes, comme un outil de com’. » |11|

En Grèce, hormis quelques mesures redonnant un peu de caractère social à l’État, le peuple ne vit s’accomplir aucun des engagements économiques de Syriza. Et pour cause : le gouvernement s’était privé lui-même de toute marge de manœuvre. Au lieu de rompre avec la logique des memoranda et de la Troïka, comme il l’avait promis, il demanda aux « institutions » de négocier un « plan de sauvetage » — ce qui, excepté la nuance sémantique, revient au même. Le 20 février, il obtint la prolongation de l’accord-relais jusqu’au 30 juin. Il justifia cette reculade comme une façon de gagner du temps pour négocier. Mais en échange, il s’était engagé à maintenir l’application du second mémorandum et à ne prendre aucune décision sans l’approbation des créanciers.

Pas de rapport de force sans plans B !

Pendant que les « négociations » s’éternisaient et que les concessions grecques s’accumulaient, l’économie plongeait… Un membre de la délégation grecque reconnaît : « Ce n’est qu’au cours de la dernière semaine [avant l’échéance du 30 juin] que les responsables grecs ont pris la mesure de ce qui se passait » |12|, laissant advenir « une situation qui, d’escalade en escalade, se transforme en réaction en chaîne, une sorte de lente panique bancaire et d’effondrement […], d’infarctus » qui va virer à la « crise cardiaque » lorsque la Banque centrale européenne coupera les liquidités au système bancaire grec, au lendemain de l’annonce du référendum. « Notre principale erreur  ? Avoir mal mesuré leur volonté de nous détruire » |13|, admet un ministre. « M. Tsípras et son entourage (principalement MM. Pappas, Dragasákis et M. Alekos Flambouraris, ministre d’État pour la coordination gouvernementale) étaient en effet convaincus qu’ils pourraient parvenir à un meilleur compromis avec les institutions européennes en créant un rapport de confiance avec elles » |14|, résume un observateur. Un proche de Syriza, plus sévère, estime que Tsípras « a ignoré le sens commun, les avertissements de nous tous, même les avertissements de Lafontaine et des dirigeants de Die Linke qui étaient mieux placés que quiconque pour prévoir exactement ce que feraient Merkel et Schäuble. » |15|

Tsípras disposait d’un éventail de possibilités permettant de renforcer son pouvoir de négociation et de desserrer le « nœud coulant » des créanciers. Ne recourir à aucune d’elles relève du choix ou de l’inconséquence, et mériterait d’ailleurs des explications.

Le plus inexplicable, c’est que l’état-major grec se laissa acculer, « un revolver sur la tempe », à signer l’accord ravageur qu’on connaît, sans avoir cherché à renverser le rapport de force, ni mis à profit les cinq mois de négociations pour élaborer des plans B, C ou D. La réponse de Tsípras est déconcertante : « D’après ce que je sais, […] des alternatives que nous aurions prétendument ignorées, n’existent pas ! » |16| Pourtant, la situation imposait d’être préparé à différentes options, et des réponses existaient noir sur blanc dans le programme de Syriza. Le cabinet Tsípras disposait d’un éventail de possibilités permettant de renforcer son pouvoir de négociation et de desserrer le « nœud coulant » des créanciers. Ne recourir à aucune d’elles relève du choix ou de l’inconséquence, et mériterait d’ailleurs des explications. Prétendre qu’elles n’existent pas est un mensonge. La combinaison de telles mesures aurait bel et bien pu aboutir à une relance de l’économie et à des concessions des institutions.

Entre janvier et juin, « l’autre gauche » a remboursé fidèlement près de 8 milliards d’euros à ses créanciers. Ne pouvant emprunter aux banques, elle vida les caisses d’un État au bord de la faillite, empêchant les finances publiques de jouer leur rôle, notamment contre la crise humanitaire. L’alternative consistait à faire défaut ou appliquer un moratoire sur la dette, afin de sortir de la spirale infernale des emprunts destinés à rembourser les emprunts antérieurs et leurs intérêts. Les travaux de la Commission de vérité sur la dette publique, salués par les organes compétents de l’ONU, ont d’ailleurs conclu que cette dette est « illégale, odieuse, et insoutenable ». Mais « le gouvernement fait comme si tout cela n’existait pas » |17|, préférant tenter de rallier ses « partenaires » à l’idée d’une conférence européenne sur la dette — en vain.

La menace d’asphyxie financière, patente fin janvier, s’est concrétisée en février par une réduction des possibilités de financement des banques grecques et par le doute instillé chez les épargnants et les investisseurs quant au maintien de la Grèce dans l’euro. Le gouvernement grec n’y a opposé nulle auto-défense : honorant son engagement de ne prendre aucune décision unilatérale, il s’est empêché de tenir la promesse faite aux Grecs de redonner du souffle à l’économie (contrôle des capitaux, augmentation du salaire minimum, fin des privatisations, re-nationalisation des infrastructures essentielles pour le pays, etc.). La réquisition de la Banque centrale grecque et la socialisation des banques systémiques (où l’État est majoritaire) était un point-clef de cette bataille, d’ailleurs inscrit dans le programme de Syriza et élaboré en interne par des spécialistes du secteur bancaire. Cela aurait notamment permis d’éditer des « euros grecs » — ni vraiment euros, ni tout à fait drachmes. Mais ç’aurait été un acte de rupture, nécessitant de désobéir à la BCE et au mécanisme européen de stabilité monétaire, et de tenir tête aux banques et à leurs grands actionnaires. Difficile, selon Éric Toussaint, dès lors que les principaux conseillers de Tsípras (son bras droit Dragasákis et son ministre de l’Économie Geórgios Stathakis) « sont fortement liés au lobby bancaire privé et ont promis aux banquiers grecs qu’on ne toucherait pas aux banques » |18|.

L’Exit de gauche, ou le choix de la politique

Syriza (« Coalition de la gauche radicale ») est le rassemblement de seize différents mouvements et courants qui, les événements nous l’ont montré, n’avaient pas de position commune sur l’euro. La discussion de son Comité central |19| suivant la signature du troisième mémorandum vient le rappeler. Lorsque la Plateforme de gauche souligne qu’un slogan du parti fut « Aucun sacrifice pour l’euro », un membre de l’aile sociale-démocrate lui rappelle la seconde partie de la phrase : « Aucune illusion envers la drachme ». On retrouve une ambivalence semblable chez Varoufákis : autrefois hostile à l’entrée dans l’euro, et très critique sur son modèle, il préconise de ne pas en sortir (car il estime qu’il faudra un an pour créer logistiquement une nouvelle monnaie, mais aussi parce qu’il pense que « l’Europe est un tout indivisible »)… tout en soutenant la mise en place d’une monnaie parallèle. En réalité, le débat sur la monnaie n’a jamais véritablement eu lieu en Grèce. Pourtant, que n’entend-on pas répéter que « les Grecs sont très attachés à l’appartenance de leur pays à la zone euro. » Un attachement « prouvé » par des sondages et reposant en partie sur la période faste ayant suivi l’entrée dans l’euro, où le pays a vécu au-dessus de ses moyens… jusqu’à ce qu’éclate la crise. Pourtant, l’opinion semble moins timorée que la classe politique : 61,3 % des Grecs ont voté « non » au référendum (dont 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans) et ce, malgré les dirigeants européens les menaçant d’un Grexit, le matraquage médiatique, les sondages trompeurs et la fermeture des banques. Si un référendum établissait clairement le lien entre l’euro et les politiques d’austérité, rien ne dit que les Grecs choisiraient l’euro à tout prix. Comme l’a rappelé la Plateforme de gauche, « une option n’existe réellement que si on la présente. » |20| Or, Syriza n’a jamais préparé les esprits à l’éventualité d’un Grexit. Le cabinet Tsípras ne l’a étudiée qu’en surface, paniqué par l’idée de créer une prophétie auto-réalisatrice. Et il s’est lui-même interdit d’en utiliser stratégiquement la menace, permettant à l’Allemagne de s’en emparer comme arme de négociation en dernière minute. Avec le résultat que l’on sait.

Les Tsipriotes |21| n’avaient-ils vraiment « pas d’autre choix », face à ce qu’ils ont qualifié de « coup d’État » visant à « semer la terreur parmi les peuples […] tentés de choisir une politique économique alternative » |22| ? Ne pouvaient-ils y opposer le respect du mandat populaire, prendre l’opinion européenne à témoin, utiliser les moyens juridiques à leur disposition (Cour européenne de justice, Conseil de l’Europe, ONU), s’appuyer sur les traités européens qui ne prévoient pas l’expulsion d’un membre de l’eurozone ni de l’UE… ? Sans oublier les « solutions d’urgence » |23| étudiées, certes sur le tard, par Varoufákis « pour créer de la liquidité » : d’une part, un système de paiement parallèle (fiscal et non bancaire) permettant de « survivre quelques semaines à l’intérieur de la zone euro malgré les banques fermées, jusqu’à ce que l’on arrive à un accord » ; de l’autre, une monnaie électronique complémentaire pouvant coexister à plus long terme avec l’euro. « Malheureusement, le gouvernement n’a pas voulu appliquer ce programme : on a juste attendu que le référendum ait lieu pour capituler. » |24| Et, n’ayant préparé aucun scénario de Grexit de gauche, négocié et préparé, Tsípras a laissé s’opérer le chantage au Grexit de droite, imposé et précipité. L’épisode, abondamment prophétisé avant sa réalisation, devrait aujourd’hui inciter tout gouvernement qui souhaite s’affranchir de la tutelle néolibérale européenne à étudier sérieusement des modalités de sortie de l’euro… ne serait-ce que parce qu’elle peut s’imposer à ceux qui ne le veulent pas. Mais cela n’est pas encore encore suffisant pour Tsípras qui, par conviction ou par opportunisme, s’est désormais rangé à la vision selon laquelle la sortie de l’euro serait « une catastrophe indicible », ajoutant que « La drachme n’est pas une option de gauche. » |25|

 

SOURCE, SUITE ET FIN DE L'ARTICLE

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