Adama Traoré, qui a trouvé la mort dans une caserne de gendarmerie le 19 juillet dernier, doit être inhumé ce dimanche.

Ces deux dernières semaines, une série mensonges éhontés ont été relayés par la justice et les médias pour tenter d'étouffer l'affaire. Après plusieurs nuits de révolte à Beaumont-sur-Oise, des manifestations ont regroupé des milliers de personnes dans plusieurs villes de France. Finalement, le gouvernement socialiste a tout simplement fait interdire la dernière manifestation parisienne réclamant vérité et justice. Le motif ? « Protection des institutions ». En parallèle, les forces de l'ordre ont multiplié les faux témoignages, les obstructions, la dissimulation de preuves entourant le drame.

Trois articles de Médiapart pour faire le point sur l'affaire, et comprendre les dispositifs d'un État policier.

Force aux proches d'Adama, justice pour tous !

 


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Mort d’Adama Traoré: des éléments cruciaux ont disparu du dossier

 

Plusieurs pièces essentielles manquent au dossier concernant le décès d’Adama Traoré, mort après son interpellation par les gendarmes. Le rapport d’intervention détaillé du Samu et des pompiers n’a pas été communiqué à la juge d’instruction. Possible plainte de la famille pour « dissimulation de preuves ».

L'affaire Adama Traoré n’en finit pas de s’envelopper de mystères. Les circonstances de la mort du jeune homme de 24 ans, le 19 juillet, à la gendarmerie de Persan (Val-d'Oise) commencent à mieux être cernées mais plusieurs inconnues, et pas des moindres, demeurent.
Selon nos informations, plusieurs preuves cruciales manquent toujours au dossier. Dès le lendemain du décès du jeune homme, le 20 juillet, une information judiciaire pour éclaircir les causes de la mort est ouverte par le parquet de Pontoise. Seulement, l’intégralité du dossier n’a pas été transmise à la juge d’instruction désignée. Seuls lui ont été communiqués les éléments médicaux, tels que les résultats d’autopsie ou le certificat rédigé au centre hospitalier de Gonesse (Val-d’Oise), où Adama Traoré a été transporté.
D'après une source judiciaire, il manque le rapport du Service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR) et des pompiers qui sont intervenus à la demande de la gendarmerie. Sans ce document essentiel, dans lequel l’intégralité de l’intervention est détaillée, impossible de connaître l'heure d'appel des pompiers sur place ou la nature exacte des soins médicaux prodigués à Adama Traoré, ni même d'avoir une description précise de l'intervention. Pour le moment, la seule certitude concerne les heures de l'interpellation du jeune homme, 17 h 45 environ, et celle du décès, constaté à 19 h 05.
Dans les minutes qui ont précédé sa mort, l'interpellé, encore menotté, était-il déjà dans un coma irréversible ou était-il encore conscient ? Avait-il effectivement son tee-shirt maculé de sang ? Toutes ces constatations effectuées par le Service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR) et les pompiers sont absentes du dossier.
De fait, les médecins légistes n’ont même pas pu accéder à ces informations pour appuyer leur propre travail et avoir un maximum de détails sur la première intervention médicale. Les médecins ont eu entre les mains les procès-verbaux de transports, constatations et mesures prises par la gendarmerie, ceux de la Section de recherche de Versailles, rédigés le jour du décès du jeune homme.
Ils ont pu aussi consulter le procès-verbal d’interpellation de la compagnie de gendarmerie de L’Isle-Adam et ceux des auditions des gendarmes réalisés le lendemain, le 20 juillet. Ces documents doivent leur permettre de reconstituer les circonstances exactes de l’interpellation d’Adama Traoré. Les gendarmes ont bien fait mention du fait que Traoré « présente les signes d’un malaise », mais les médecins n’ont aucune donnée médicale précise émanant des quatre pompiers et des quatre membres du SMUR appelés pour sauver le jeune homme.
De fait, les premiers médecins qui ont examiné le jeune homme se sont basés sur les déclarations orales du SMUR concernant les antécédents médicaux d’Adama Traoré, comme le fait qu’il « serait porteur d’une toxicomanie aux stupéfiants et d’un éthylisme chronique ». Alors même que ce genre d'éléments doivent être confirmés par des analyses plus poussées, donc par nature plus longues.
La famille, interrogée un peu plus tard à la gendarmerie, réfute toute addiction et précise aussi que le jeune homme était en bonne santé.
Un autre élément factuel, lui aussi crucial pour la procédure, s'est miraculeusement évaporé : le rapport de police technique et scientifique rassemblant les constatations et prélèvements effectués dans le véhicule des gendarmes, là où tout s'est noué.
Le temps que le jeune homme a passé, menotté, en plein soleil dans la cour de la gendarmerie devrait aussi apparaître, tout comme le temps qui s'est écoulé entre son arrivée à la gendarmerie et l'appel aux pompiers. Les médecins légistes ont constaté une hyperthermie sur le corps d'Adama Traoré : sa température corporelle s'élevait à 39,2 degrés. Cette augmentation est-elle due à la canicule de ce jour-là, à une fièvre ou au fait que le jeune homme soit resté en plein soleil dans la cour ? Le déroulé précis de l'intervention est aussi censé permettre de répondre à ces interrogations. C'est pour cette raison que la famille envisage de saisir la justice concernant l'absence de ces documents.
Contacté par Mediapart, Yassine Bouzrou, l’un des avocats de la famille Traoré, explique : « Nous réfléchissons et n’excluons pas de déposer une plainte pour dissimulation de preuves. »
L’affaire est sensible. La version officielle, communiquée par le procureur de la République de Pontoise, Yves Jannier, se délite peu à peu. Dès le lendemain des faits, il avance comme cause du décès à l’AFP, seul canal de communication choisi, « un malaise cardiaque » et une « infection très grave touchant plusieurs organes ». Or le compte-rendu préliminaire d’autopsie du 21 juillet, réalisé par un médecin légiste de l’Institut médico-légal à l’hôpital de Garches, ne mentionne aucunement un quelconque malaise cardiaque. La première phrase est éloquente : « Absence de cause immédiate au décès. » Puis « un syndrome asphyxique aspécifique » est mentionné. Un « syndrome asphyxique », confirmé dans le second rapport d’autopsie effectué le 26 juillet, dont le procureur avait évidemment connaissance et dont il n’a jamais parlé, préférant insister sur « l’absence de violences significatives ».
D’autant que les procès-verbaux des gendarmes sont éloquents. En effet, selon des révélations de L’Obs, les gendarmes qui ont arrêté Adama Traoré se sont expliqués devant les enquêteurs. Et leurs déclarations ne souffrent d'aucune ambiguïté. Ils indiquent : « Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser. » Ils ajoutent ensuite : « Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation. »
Une enquête a été confiée à l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), pour déterminer si la responsabilité des gendarmes est engagée. À l'évidence, l'affaire n'a pas encore livré tous ses secrets.

Faïza Zerouala
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Le parquet a lancé une enquête contre Adama Traoré alors qu’il était déjà mort

Selon nos informations, le parquet de Pontoise avait réclamé l'ouverture d'une enquête pour rébellion le 20 juillet contre Adama Traoré, alors que ce jeune homme de 24 ans était mort la veille à la gendarmerie de Persan, dans le Val-d'Oise. Retour sur une affaire avec de plus en plus de zones d'ombre.
Les bizarreries s’accumulent dans l’affaire Adama Traoré. Et non des moindres. Après les causes du décès évolutives – une infection très grave avancée par le procureur comme cause potentielle de la mort, accompagnée d'un malaise cardiaque, puis un oubli de communiquer sur le fait qu'un « syndrome asphyxique » possiblement imputable aux gendarmes apparaissait dans les deux autopsies –, voilà que le dossier s'enrichit d'une nouvelle surprise.
D’après nos informations, le 20 juillet, soit le lendemain du décès d’Adama Traoré lors de son interpellation le 19 juillet à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), le parquet de Pontoise a demandé à la section de recherches de la gendarmerie de Versailles d'« ouvrir une nouvelle procédure visant l’infraction de rébellion à l’encontre du défunt Traoré Adama. Infraction commise lors de son interpellation ». Cela apparaît tel quel dans un procès-verbal nommé « information et instruction du parquet ».
Joint ce jour par Mediapart pour éclaircir ce point, le secrétariat du parquet a fait savoir que le procureur ne communique plus sur cette affaire avec les journalistes.
La demande du parquet a de quoi surprendre : en droit, on ne peut pas engager de poursuites contre une personne décédée. C'est pourtant précisément ce que réclame le parquet dans son instruction aux gendarmes. Difficile, dès lors, ne pas voir dans ce choix une éventuelle volonté d'insister sur le fait que, Adama Traoré s'étant rebellé lors de son interpellation, l'usage « strictement nécessaire de la force » par les gendarmes se justifierait pleinement.
Selon les procès-verbaux que nous avons pu consulter, l'un des gendarmes ayant procédé à l'interpellation du jeune homme, auditionné dans la nuit suivant le décès d'Adama Traoré, explique d'ailleurs : « On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser avec la force strictement nécessaire à son immobilisation. » Un second jure : « Je n'ai porté aucun coup. Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser mais il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation. » Un troisième détaille les positions respectives des trois gendarmes : « J'immobilisais la jambe gauche et contrôlais sa jambe droite avec le pied, j’étais sur ses jambes. Mes deux collègues contrôlaient chacun un bras. En aucun cas il n y a eu de grosse pression sur la personne. »
Pour comprendre comment tout s'est noué, il convient de revenir sur les circonstances de l'interpellation d'Adama Traoré.
En cette fin d’après-midi du 19 juillet, il fait chaud. Adama Traoré, 24 ans, jeune homme qui travaillait en intérim dans la manutention, par exemple, déambule dans Beaumont-sur-Oise. Même s’il vit à Champagne-sur-Oise, le jeune homme conserve ses attaches familiales à Beaumont, une ville de 10 000 habitants coincée entre Paris et Beauvais. Ici et dans les quartiers populaires des villes alentour, tout le monde se connaît. Comme souvent, il circule à vélo car il ne possède par le permis de conduire.
Ce jour-là, les militaires du Psig (le peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie, équivalent de la brigade anticriminalité pour la police) recherchent Bagui Traoré, le frère d’Adama, dans le cadre de leur enquête sur une affaire d’extorsion de fonds.
À la vue des gendarmes, qui souhaitent interpeller son frère, il s'enfuit et se réfugie dans l'appartement d'un inconnu. Les gendarmes retrouvent sa trace, dissimulée sous un drap, près du canapé. L'un des gendarmes raconte la suite de la scène ainsi : « Mes deux collègues ont tiré ses bras fortement pour s'assurer qu'il n'avait rien dans les mains […] Un de mes collègues lui a menotté les bras dans le dos à l'aide de ses menottes […]. Il a commencé à se débattre et je lui ai fait une petite torsion de sa cheville gauche. Il a commencé à nous dire qu’il avait du mal à respirer. On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser. »
Adama Traoré était calme, lors de son transfert. « Pas un mot plus haut que l'autre », précise l'un des gendarmes. Il précise même qu'il « s'est installé de lui-même à la place arrière passager » dans la voiture. Aucun mot n'a été échangé durant ce court trajet. Puis les gendarmes rapportent qu'il s'est assoupi et uriné dessus dans ce court laps de temps.
La caractérisation de rébellion n’est d’ailleurs pas choisie au hasard. Dans ces dossiers sensibles se greffent souvent des plaintes pour outrage ou rébellion, déposées par les forces de l’ordre contre les victimes présumées. En 2009, Amnesty International pointait dans un rapport (à lire ici en intégralité) sur les violences policières cette propension des forces de l'ordre à dénoncer des outrages et rébellions dans des dossiers similaires et la décrivait ainsi : « L’esprit de corps entre les différentes composantes des forces de l’ordre explique pour partie l’uniformisation des dépositions très souvent constatée. Dans plusieurs cas, les policiers anticipent le dépôt de plainte de la victime en déposant [eux-mêmes] plainte pour outrage et rébellion à agents. »
La décision interroge légitimement les priorités du parquet, qui ne s’alarme pas outre mesure de voir que des documents cruciaux, le rapport d’intervention des secours et les prélèvements réalisés dans le véhicule des gendarmes ayant transporté Adama Traoré, n’ont toujours pas été versés à la procédure alors même qu’ils sont déterminants.
À l’heure actuelle, la juge d’instruction n’a toujours pas entre les mains ces documents, ainsi que nous le révélions. Le 3 août, Yves Jannier, le procureur de la République à Pontoise, a affirmé à l’AFP que « si ces documents ne sont pas actuellement dans le dossier, c'est parce qu'ils sont en train d'être recueillis ou font l'objet des investigations en cours dans le cadre de la commission rogatoire ».
Par ailleurs, selon les informations révélées par le site BuzzFeed, « la juge d’instruction et les avocats n’ont toujours pas eu accès aux auditions de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Cela signifie soit que l’institution n’a pas encore entendu les trois gendarmes qui ont arrêté le jeune homme de 24 ans, soit que les pièces n’ont toujours pas été transmises au dossier ».
Une autre bizarrerie à éclaircir concerne la procédure en elle-même. Il apparaît, selon les procès-verbaux de synthèse que nous avons pu consulter, qu’une femme officier de police judiciaire, en résidence à la Brigade de recherches de L’Isle-Adam, a été dépêchée sur les lieux à 18 h 35 à la demande de son supérieur hiérarchique alors qu’Adama Traoré n’est pas encore décédé. Elle indique qu’il est alors « inconscient ». Il sera déclaré mort à 19 h 5.
Douze minutes après son arrivée, à 18 h 47, elle joint le magistrat de permanence au parquet de Pontoise, déjà avisé par l’adjudant de la brigade de recherches pour savoir quoi faire. Le substitut du procureur lui répond ceci : « À ce stade, aucune directive ne nous est donnée par ce magistrat, qui reste dans l’attente des résultats de l’intervention des services de secours. » Malgré tout, elle décide de ne pas attendre les consignes et prend l’initiative d’isoler les militaires du Psig ayant participé à l’intervention. Elle procède, sans être manifestement habilitée à le faire, à une saisie d’une pièce importante pour l’enquête, à savoir le polo porté par l’un des gendarmes, maculé de « traces rougeâtres s’apparentant à du sang ». Joint par Mediapart, Me Yassine Bouzrou, l'un des avocats de la famille, n'a pas souhaité commenter ces informations.
L'avocat a déposé, ce vendredi 5 août, une plainte contre les gendarmes pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Jusqu’ici seule une enquête pour déterminer les causes du décès avait été ouverte.
Dès le lendemain des faits, le procureur Jannier avait avancé comme cause du décès un « malaise cardiaque » et une « infection très grave touchant plusieurs organes ». Or le compte-rendu préliminaire d’autopsie du 21 juillet, réalisé par un médecin légiste de l’Institut médico-légal à l’hôpital de Garches, ne mentionne aucunement un quelconque malaise cardiaque. La première phrase est éloquente : « Absence de cause immédiate au décès. » Puis un « syndrome asphyxique aspécifique » est mentionné. Un « syndrome asphyxique », confirmé dans le second rapport d’autopsie effectué le 26 juillet, dont le procureur avait évidemment connaissance et dont il n’a jamais parlé, préférant insister sur l'« absence de violences significatives ».
Malgré les circonstances troubles de la mort du jeune homme, le permis d’inhumer est délivré à la famille le 21 juillet, soit deux jours après le décès d'Adama Traoré, laquelle a demandé deux autopsies avant. Adama Traoré doit être enterré dimanche 7 août au Mali.

Faïza Zerouala
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La mort d’Adama Traoré, une affaire d’État

À part le procureur de la République de Pontoise, qui peut croire encore que la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet à Beaumont-sur-Oise, était un accident? Pour autant, il ne faudrait pas se contenter d’y voir une simple bavure des gendarmes. D’emblée, il s’agissait d’un crime d’État ; mais depuis lors, c’est devenu une affaire d’État.
Si l’on peut parler de crime d’État, c’est que ces tragédies à répétition, dont sont victimes des Français noirs ou arabes, ne constituent pas seulement un dérapage. Elles contredisent les discours officiels, mais elles confirment un choix politique effectif, réitéré sous les gouvernements successifs, qui se traduit en actes sur le terrain. On a davantage parlé des violences policières depuis l’instauration de l’état d’urgence, en particulier au cours des manifestations contre le projet de loi Travail. Reste qu’avant cette répression politique, les personnes racisées les subissaient de longue date dans une certaine indifférence. Cette répression au quotidien à l’encontre des habitants des « quartiers » aurait pourtant dû servir d’avertissement à toute la société : l’état d’exception est aussi un état ordinaire.
On n’a pas oublié que François Hollande, une fois élu à la présidence de la République, a rapidement renoncé aux récépissés pour lutter contre les contrôles au faciès. Avant de céder à son ministre de l’Intérieur, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault avait pourtant rappelé, le 1er juin 2012, l’intérêt de cet engagement de campagne : « Ce sera utile à tous » – non seulement « aux personnes contrôlées », mais « aux policiers aussi, car les policiers ont besoin de retrouver la confiance et le respect ». Plus grave, lorsque cette pratique ordinaire a valu à l’État une condamnation pour faute lourde en 2015, son successeur, Manuel Valls, a tenu à se pourvoir en cassation. Pis encore : en 2016, non seulement le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, déclare à l’Assemblée nationale, au vu du faible nombre de plaintes pour discrimination, qu’il s’agit d’un phénomène « totalement marginal », mais l’État va jusqu’à justifier les contrôles au faciès.
En effet, pour rechercher des étrangers en situation irrégulière, selon un mémoire adressé au tribunal par le représentant de l’État, et rendu public par Mediapart, n’était-on pas forcé de viser « la seule population dont il apparaissait qu’elle pouvait être étrangère » ? Autrement dit, l’État considère explicitement que les Arabes et les Noirs ont des têtes d’étrangers, soit à l’inverse que les Français, normalement, sont blancs. Voilà pourquoi on peut dire qu’une politique raciale d’État a tué Adama Traoré qui s’est enfui à vélo faute d’avoir ses papiers sur lui : si ce n’est lui le coupable, c’est donc son frère (que les gendarmes venaient arrêter), ou bien quelqu’un des siens.
On peut parler aussi d’une affaire d’État, tant le procureur de la République a pratiqué ce que Le Monde appelle avec retenue « une communication sélective ». Après la première autopsie, Yves Jannier a en effet parlé d’une « infection très grave », « touchant plusieurs organes » ; et puisque le médecin légiste n’avait pas relevé de « traces de violences significatives », le magistrat en concluait : la cause du décès « semble être médicale chez un sujet manifestement en hyperthermie au moment où il a été examiné par les services de secours. » Menotté, allongé en pleine chaleur dans la cour de la gendarmerie alors qu’après avoir déclaré avoir du mal à respirer, il a perdu connaissance, un homme meurt à 24 ans, quelques heures après son arrestation. Mais le problème, ce serait son état de santé, pas l’État !
Pourtant, après la seconde autopsie, il n’est plus question de la pathologie cardiaque évoquée par le procureur. Celui-ci insiste à nouveau sur l’absence d’aucune « trace de violences susceptible d’expliquer le décès » ; mais il ne dit toujours rien des symptômes d’asphyxie, alors qu’ils figurent dans les deux rapports d’autopsie (c’est « par respect de la dignité humaine » que la justice en refuse un troisième). Or, comme le révèle L’Obs, d’après le témoignage des gendarmes, la victime « a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation. » Manifestement, le procureur de la République n’a qu’un objectif : écarter tout soupçon des forces de l’ordre. Autant dire que la séparation des pouvoirs se réduit, comme nous l’apprend Mediapart, à ne pas transmettre à la juge d’instruction divers rapports – celui du Service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR), celui des pompiers qui sont intervenus et celui de la police technique et scientifique sur le véhicule des gendarmes.
Le lien entre le crime et l’affaire, c’est l’État, avec une politique qui passe par l’interdiction d’exprimer politiquement ce qui vient de se passer. On l’a vu lorsque la marche « pour la vérité » du 30 juillet a « tourné court », selon l’euphémisme du Figaro : en effet, la Préfecture de police de Paris l’a empêchée au dernier moment pour « des raisons tenant à la protection des institutions », « à la préservation de l’ordre public » et pour assurer « la propre sécurité des manifestants ». Ces trois logiques vont-elles vraiment dans le même sens ? N’est-ce pas contre les soutiens de la famille d’Adama Traoré que les institutions veulent se protéger ? Et l’interdiction de protester contre les abus de l’État, loin de préserver l’ordre public, ne le trouble-t-elle pas ?
Sous prétexte de combattre le terrorisme, ce gouvernement prétend préserver les forces de l’ordre de toute critique. En réalité, cela revient à aggraver l’hostilité d’une partie de la population à leur égard. Décréter leur irresponsabilité ne les protège donc pas, bien au contraire. De fait, ce désordre d’État menace en profondeur la légitimité de nos institutions. La défiance des citoyens à leur égard, si répandue dans les quartiers populaires, s’est diffusée dans des pans entiers de la société. Pour beaucoup de Français, la République n’apparaît plus comme la chose publique mais comme un slogan sans écho. Désormais, on ne saurait parler du « pays des droits de l’homme » qu’avec ironie. Face à ceux qui, à l’instar de Nicolas Sarkozy, réduisent l’État de droit à des « arguties juridiques », les belles paroles de Manuel Valls sur une « ligne infranchissable » sonnent creux, terriblement creux.

Eric Fassin

 

SOURCE / MEDIAPART + NANTES REVOLTEE sur FB

 
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