C’est ce qui s’appelle avoir le sens de l’actualité, voire un sens politique. En pleine affaire Fillon, les députés ont adopté le jeudi 16 février un amendement prévoyant un délai de prescription pour les infractions « occultes » et « dissimulées ». Alors que jusqu'à présent la loi ne prévoyait aucune limite dans le temps, le parlement a décidé de fixer à 12 ans à partir du moment des faits les possibilités de poursuite pour tous les délits financiers : abus de bien social, abus de confiance, trafic d’influence, corruption, détournements de fonds (lire ici notre article sur le cas d'espèce de François Fillon).

Cet amendement, repéré par Le Canard enchaîné, s’inscrit pourtant dans un texte de loi censé au contraire renforcer l’effectivité de la loi et des poursuites pénales. Il n’y est question que « d’améliorer les procédures pour faciliter la répression des délits », « de renforcer la réponse pénale », « de lutter contre le terrorisme ». Cela illustre le ton général du débat : le répressif, l’autoritaire, la sanction l’ont emporté sur tout, dans tous les domaines. Sauf pour les délits financiers.

Cet amendement a été glissé par le ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, lors de la discussion sur la prescription pénale. « J’ai un petit amendement à proposer », aurait-il glissé lors de l’examen du texte au Sénat, le 13 octobre, comme le rapporte LCP. En fait de petit amendement, c’est une vraie prime à la fraude financière.

 

Le texte propose en effet de faire courir un délai de prescription de 12 ans à partir du moment où la fraude est découverte. Impossible d'aller au-delà. Un retour en arrière complet par rapport à la législation en vigueur contre les délits financiers.

Si les législateurs n'avaient pas encadré les délits financiers dans un délai de temps à partir du moment où les faits sont découverts, c’est en connaissance de cause. « La Cour de cassation avait fixé un principe clair, au terme duquel dans les affaires d’abus de biens sociaux, de détournement de fonds publics ou privés, la prescription ne courait qu’à compter de la découverte et non pas de la commission d’infraction. Cette jurisprudence avait évidemment pour effet de rendre insécure [sic] la situation des délinquants, qui ne pouvaient pas s’estimer tranquilles une fois passé le délai de prescription des délits, qui était alors de 3 ans », rappelle Corinne Lepage, en s'indignant de cette adoption qu'elle juge être « une faute politique ».

Les délits financiers, la corruption, les abus de biens sociaux sont les plus difficiles à découvrir et à prouver. Il faut avoir une connaissance très précise de ce qui se passe à l’intérieur d’une entreprise, avoir accès à des documents internes, qui, par nature, sont soigneusement dissimulés, pour comprendre les méfaits commis. Souvent, les fraudeurs ont recours à des montages compliqués, cachés, comme l’ont prouvé les scandales Panama Papers et Lukleaks. Tout cela demande du temps et parfois beaucoup de chance pour le découvrir.

Avec le nouveau texte, il y a de grands risques de ne pouvoir plus jamais enquêter sur bien des affaires financières complexes. Et d’étouffer ainsi nombre d’affaires sensibles. Que seraient devenues les affaires Karachi, des frégates de Taïwan, Tapie, du Crédit lyonnais, une partie de l’affaire UBS et même une partie de l’affaire Fillon avec un tel texte, alors les faits remontent souvent à quinze voire vingt ans ? Qu’adviendra-t-il de dossiers découverts à l’occasion d’un autre Panama Papers révélant des montages frauduleux mis en place en 2000 ou avant ?

 

Le monde des affaires n’en espérait pas tant. Cela fait des années qu’il milite pour un encadrement des délais de poursuite pour les abus de biens sociaux. « Une qualification attrape-tout, qui  fait courir un risque juridique quasi-imprescriptible aux dirigeants d’entreprise », tonne le Medef depuis des années. En 2007, Nicolas Sarkozy, tout juste élu, promettait au Medef une « dépénalisation du droit des affaires ». « Le constat a été fait de longue date d’un risque pénal excessif. Ce risque entrave l’action économique », renchérissait Rachida Dati, alors ministre de la justice. Un groupe de travail avait été constitué pour faire des propositions. À l’issue de ses travaux, il préconisait de garder la pénalisation des délits comme la fraude, l’escroquerie, le faux. Mais il recommandait de limiter le délai de poursuite des abus de biens sociaux, en partant justement du moment où il a été commis. « La découverte, dix ans après les faits, d’une infraction économique et financière, pose de nombreux problèmes, comme le soulignent les enquêteurs, notamment en termes d’établissement de la preuve (disparition de pièces comptables dont le délai légal de conservation est souvent de dix ans) », expliquaient-ils.

C’est l'un des arguments qu’a utilisés le ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, pour reprendre cette disposition, tombée dans les oubliettes après la crise financière. « Comment réunir les preuves, se souvenir des faits 15 ans après, alors que la durée de conservation des documents est souvent limitée à 10 ans », expliquait-il.

« Il ne s'agit pas de défendre la délinquance en col blanc »

Sa préoccupation était aussi « d’assurer la lisibilité juridique ». Selon le ministre de la justice, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Mais en ne fixant pas de délai à l’abus de bien social et à tous les délits financiers, cela revenait à les rendre imprescriptibles dans les faits. Un argument que n’aurait pas renié le patronat, mais qui paraît aussi parfaitement convenir au procureur général de la Cour de cassation Jean-Claude Marin. Alors que les procédures ne cessent de s’allonger, laisser les choses en l’état, c'était s’exposer à « un chaos judiciaire », a expliqué ce dernier au ministère de la justice et aux parlementaires de la commission des lois.

Ce juriste connaît son sujet : en tant que directeur des affaires criminelles au ministère de la justice, il était l’inspirateur, si ce n’est l’auteur en 2004, d’un décret, déjà, sur la prescription des peines, jugé par la suite irrégulier par la Cour de cassation. Il connaît aussi tout de la délinquance financière et politique : en tant que procureur de la République à Paris, puis auprès de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin est celui qui a requis un non-lieu pour Jacques Chirac dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, enterré l’affaire des frégates de Taïwan, écarté les documents qui décrivaient tout le montage occulte luxembourgeois qui permettait les rétro-commissions dans le dossier Karachi, qui a requis la relaxe pour Christine Lagarde dans l’affaire Tapie, qui reçoit avec tous les honneurs la présidente de la Cour constitutionnelle du Gabon, une proche d’Ali Bongo.  

« Il ne s’agit pas de défendre la délinquance en col blanc », s’est défendu Jean-Jacques Urvoas. Les députés qui ont voté l’amendement reprennent le même argument. Loin d’eux l’idée de ne pas combattre les délits financiers, en insistant sur le fait que les affaires en cours, y compris l’affaire Fillon, relevaient des anciennes dispositions.  

S’ils ont malgré tout adopté cet amendement, expliquent-ils, c’est par nécessité de calendrier. Le repousser aurait voulu dire un renvoi de toute la loi au Sénat. Et comme, en raison de la campagne présidentielle, les vacances parlementaires commencent, l’ensemble du texte serait resté en suspens, en attendant la prochaine législature.

 

En dépit de toutes les justifications avancées, le gouvernement, les élus, tous partis confondus, et la justice envoient le même message : le monde des affaires et de l’argent a le droit de bénéficier d'un statut à part. Même si ce n’est pas passé dans une grande loi, la dépénalisation du droit des affaires, réclamée par le Medef, est entrée en œuvre par réécritures successives.

Avant cet amendement, il y a eu une succession de lois, de décrets pour amoindrir, contourner toutes les sanctions à l’égard des délits financiers. Le Conseil constitutionnel a lui-même indiqué cette volonté : par deux fois, il a annulé des mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. Dans le même temps, Paris a milité avec ardeur pour l’adoption de la directive sur le secret des affaires, qui va permettre de garder à l’abri des regards du public tous les agissements avouables et inavouables des entreprises. Les tribunaux, eux, se montrent bien cléments face à la fraude fiscale et sociale, le détournement de l’argent public, comme le rappelle la sanction de Christine Lagarde, condamnée à rien pour sa « négligence », coûtant 400 millions d’euros à l’État.

Alors que le monde entier se demande, stupéfait, comment François Fillon ose encore maintenir sa candidature, ce nouvel épisode législatif prouve l’effondrement moral de nos responsables. Le délit financier n’est même plus vu comme une faute. La fraude, la corruption, les abus de biens sociaux, le trafic d’influence, le détournement d’argent public n’y sont considérés que comme des délits mineurs, à peine répréhensibles, en tout cas de moins en moins souvent condamnés. En revanche, voler un fromage dans un supermarché, voilà qui est grave, porteur d’un trouble inacceptable à l’ordre public. Cela mérite bien trois mois de prison.

 

SOURCE / MEDIAPART