Istanbul.. Trois femmes, trois vies brisées par décret sous état d’urgence, toutes déterminées à lutter. Leur lutte est réfléchie, et va bien au-delà d’une simple revendication de la récupération de leur travail, ou de la libération d’un proche.
Betül, Eda et Nazife, trois femmes qui tiennent tête, et qui revendiquent, parmi tant d’autres, tout comme Nuriye, Acun, Semih et Veli, en grève de la faim à Ankara, depuis le 11 mars.
Ces espaces de résistance aussi petits qu’ils soient, parfois à la taille d’une seule personne, sont des espaces “gagnés” contre la répression. Si le pouvoir et sa police s’acharnent autant sur ces cas, pour les étouffer et les museler, ce n’est pas pour rien. Au premier regard, ces minuscules poches de rébellion et de désobéissance, éparpillées, peuvent paraître esseulées, isolées, sans lien particulier entre elles, or elles font partie d’une dynamique de contestation et de résistance, aussi bien par leur causes, leurs revendications que leurs méthodes. Penser que ce type d’actions menée par une personne unique ou petit groupe, aurait peu d’impact concret serait rejoindre le pessimisme qui envahit l’opposition. Ces actions se déroulent, sur des lieux publics, au vu de tous, et la moindre intervention répressive s’expose tel un spectacle-réalité, rendant encore plus légitime l’action et les revendications de ces résistantEs. C’est pour cette raison d’ailleurs, que les arrestations se font à la hâte, comme des “enlèvements” comme le décrit Eda dans son témoignage ci-dessous. Par ailleurs, elles s’inscrivent avec un remarquable entêtement, dans la durée.
On peut penser que ces actions de résistance dans leur forme la plus extrême, une grève de la faim, ne peuvent aboutir qu’à un “sacrifice” de la vie humaine en ce qui concerne celles des personnes en lutte, mais en vérité ce qui détruit la vie humaine sont les politiques du régime actuel, les conditions de l’état d’urgence et ses décrets. Quand on regarde le paysage global, ces “petites” résistances, composent bel et bien un ensemble. Elles sont visibles et plus elles seront rendues visibles, plus elles seront fortes, ainsi que les dynamiques et l’encouragement auxquels elles contribuent. C’est en leur offrant cette visibilité nécessaire qu’elles trouveront leur utilité, sans tomber dans la “sacrifice”, ni une rengaine de victimisation.
Ces apparents “îlots” de résistance, davantage “de rue”, ne sont guère différents en fait, de tous les “tours de garde”, des “défenses” devant les tribunaux, des journalistes et intellectuels. Ils exposent au devant de la scène un refus plus profond dans la société turque, qui se manifestera sans doute lors du référendum, mais que la peur et la répression musèlent. Fort heureusement, des réseaux politiques ou d’associations de société civile, même très ténus, souvent issus de la “gauche turque non parlementaire” sont entrés en résistance pour soutenir et populariser ces luttes, qui seulement spontanées, ne tiendraient pas un jour de plus…
Solidaires, nous portons donc, ces quelques portraits dans nos pages, et continuerons de le faire…
Betül Celep, Nazife Onay, et Eda Kaya…
A Kadıköy, ceux et celles qui passent sur la place Kalkedon connaissent tous Betül. Depuis le 6 janvier, le jour où par le décret n°676, on l’a arrachée de son travail à l’Agence de développement d’Istanbul, elle vient sur la place et y reste de 12h à 18h. Betül salue les femmes qui résistent et protestent avec détermination, comme elle, et exprime que chaque lutte donne de la force à l’autre. Elle revendique, la fin de l’état d’urgence, la suppression des décrets, la réintégration des personnes licenciées.
Betül explique qu’elle ne connait pas les motifs de son licenciement. “Je ne peux que deviner” dit-elle. “Etre femme, être féministe, être socialiste, être déléguée syndicaliste peut être… Demander la paix, défendre la nature et essayer de vivre comme un être humain digne… Tout cela peut être motif à mon licenciement. Cela peut-il arriver ? C’est déjà arrivé, vu dans quel état est le pays…”
“Dans une ville géante comme Istanbul tu n’es qu’une poussière” dit Betül, “mais, c’est toi qui prononces les mots les plus justes, et c’est toi qui dois faire face à la violence policière. Nous sommes de ceux et celles qui ont la conviction que les résistances s’inscrivent dans l’histoire. Je sais que, chaque fois que ces espaces de résistance se trouvent confrontés à la violence du pouvoir, ils se renforcent. Je le sais. Je sais que les résistantEs, touTEs, peuvent le sentir. Alors, on continue ! Je pense que les femmes, dans une période comme cela, peuvent prendre de plus en plus de responsabilités et d’initiatives et signer encore plus d’actions de résistance. Et elles le feront. Je pense que dans les jours à venir, ces résistances se multiplieront sérieusement, et leur sujet seront des femmes.”
Betül s’est entretenue hier, avec l’adjoint du Préfet Ahmet Önal.
Voici quelques extraits du dialogue publiés sur le site du quotidien Birgün:
Betül Celep Facebook | Twitter @betul_celep_
Eda a 23 ans. Depuis le 31 janvier, vous pouvez la trouver devant le centre commercial Cevahir à Şişli, tous les vendredi, samedi et dimanche. Elle y est pour demander la libération de sa soeur, mais pas que…
Sa sœur jumelle Seda est arrêtée le 2 juillet. Elle est accusée d’être “membre d’organisation terroriste”. Son procès continue, la demande de libération de ses avocat a été rejetée pour motif “risque de fuite ou de dissimulation des preuves”, Seda est donc restée en prison. Eda revendique la libération de sa sœur. Elle scande des slogans comme “L’isolement est une torture”, “Je demande la justice”, “Etre révolutionnaire n’est pas un crime”
“J’ai décidé de mener cette action, quand j’ai vu les traces de torture sur le corps de ma sœur. On dit toujours que les jumeaux et jumelles ressentent les traumatismes de leurs frères ou sœurs. Quand ma soeur subit des tortures en prison, je les ressens dans ma chair et j’en souffre.”
“J’ai commencé cette résistance pour demander justice pour toutEs les otages révolutionnaires dont ma soeur Seda. Je continue depuis 7 semaines. J’ai été arrêtée et mise en garde à vue, 14 fois en 5 semaines. A chaque garde-à-vue, on m’a mis une amende d”effraction” de 109 livres turques, pour “tapage”. Ils m’embarquaient en me traînant, comme s’ils m’enlevaient. De plus, je ne sais jamais qui exactement, vient me chercher, car ils me prennent sans montrer de carte ni donner un quelconque avertissement ou explication. A chaque garde-à-vue, j’ai subi des violences psychologiques et physiques.
Eda a donc imposé sa présence sur cette place, avec entêtement et persévérance. “J’ai réussi à “gagner” cet espace de résistance au bout de 5 semaines, toute seule.”
Nazife, est également devant le centre commercial Cevahir. Depuis le 15 mars, elle y revendique son travail. Son histoire de lutte n’est pas différente de celle d’Eda. Elle compte de nombreuses garde-à-vue, encore une fois dans des conditions violentes. Le premier jour de sa résistance, dès qu’elle a déroulé une banderole portant le slogan “Nous ne laisserons pas confisquer nos droits et sécurité au travail par le fascisme de l’AKP”, elle s’est fait embarquer manu militari… (Vidéo ci-dessous) Pendant que les policiers la traînaient par terre, elle scandait encore “Torturer c’est indigne” et “Nous sommes des travailleurs, nous avons raison, nous vaincrons”, le slogan de Kamu Emekçileri Cephesi – KEC (Front des travailleurs/ses du public, un groupe au sein du syndicat enseignant Eğitim-Sen)