À Athènes, une correspondance d'Amélie Poinssot

 


 


« Il faut que je parle, répète le comédien. Les personnes rassemblées devant moi demandent que je parle. Je veux de nouveau la justice, l'égalité, la paix. » La silhouette un peu gauche, la voix entravée par un mauvais micro, une douce obstination malgré le danger qui rôde : le personnage de Lambrakis donne une conférence sur la paix à Thessalonique en 1963. Il sait que les autorités complotent pour empêcher son meeting. Il rassemble les foules pourtant… et il sera assassiné à l'issue de son discours par des milices d'extrême droite, commanditées par la police. C'est l'histoire de Z, une histoire vraie racontée dans le roman de Vassilis Vassilikos, plus connue à l'étranger à travers le film de Costa-Gavras. Une histoire sombre, qui décrit le climat délétère des années qui ont précédé la dictature des Colonels, mise en scène par Efie Theodorou, une des figures du théâtre grec contemporain.

 

Un demi-siècle a passé, la pièce brûle d'actualité… Et la salle du Théâtre national est comble. « Quand je me suis décidée à faire une adaptation théâtrale de ce roman, en 2010, alors que nous programmions pour la saison 2012-2013 un cycle sur la Grèce en crise, je ne pouvais m'imaginer que deux ans plus tard les conséquences de la crise seraient si catastrophiques. Ces forces qui ont tué Lambrakis sont aujourd'hui dans le Parlement… »Mais plutôt qu'une dénonciation politique, Efie Theodorou a cherché, à travers ce spectacle, à « cultiver l'espoir, un espoir qu'incarnait cette personnalité de Lambrakis ».

 

Il faut voir l'enthousiasme de cette femme, dont le salaire de metteur en scène et conseillère artistique du directeur du Théâtre national de Grèce a été abaissé à 1 200 euros net par mois, pour comprendre la rage créatrice qui anime les artistes malgré – ou à cause de – la dévastation sociale à l'œuvre aujourd'hui dans le pays. « Nous sommes entrés en résistance », lâche cette femme qui, en parallèle de ses activités au Théâtre national, travaille bénévolement avec une petite troupe de théâtre. « La plupart des comédiens en Grèce ne sont pas payés, ils ont deux ou trois boulots à côté… »

 

Au Théâtre national, les subventions fondent petit à petit. L'institution devra fonctionner avec 6,3 millions d'euros pour la saison 2013-2014, contre 8 millions il y a deux ans. La chute est encore plus brutale du côté de l'Opéra, qui a soudainement perdu un tiers de son enveloppe budgétaire : de 16,8 millions d'euros, elle a été réduite à 12 millions pour 2013, et l'institution tourne désormais avec 500 employés, contre 800 en 2008.

 

L'assèchement financier du monde de la culture est à tous les niveaux. Ces deux dernières années, les promesses de subventions pour les festivals de cinéma de province n'ont jamais été versées, et la plupart des manifestations culturelles du pays sont désormais suspendues à un fil. Ainsi le festival de danse contemporaine de Kalamata (sud du Péloponnèse), déjà considérablement appauvri depuis deux ans, n'est pas assuré de se produire l'été prochain. Seuls se maintiennent les festivals financés grâce aux fonds européens, comme le festival international de cinéma de Thessalonique, qui a lieu chaque année à l'automne.

 

 

Le milieu de l'édition frappé de plein fouet

 

De fait, le gouvernement (coalition droite-socialistes-gauche modérée) manifeste un désintérêt troublant pour le secteur culturel. Il y a deux semaines, il a annoncé la fermeture du Centre national du livre, une institution née il y a dix-neuf ans sur le modèle du CNL français. Ce CNL avait initié des actions dans les écoles pour développer la lecture, organisait depuis 2005 un salon du livre à Thessalonique devenu incontournable dans les Balkans, soutenait la création et les traductions d'ouvrages grecs, et avait créé une base de données utilisée aujourd'hui par tous les libraires du pays. La nouvelle a fait trembler le milieu de l'édition, déjà frappé par une chute vertigineuse des ventes. 

« On assiste à un mouvement jacobin de centralisation sur les ministères, alors que les établissements comme le nôtre bénéficiaient d'une souplesse d'action et échappaient à une bureaucratie improductive », dénonce l'ancienne directrice du centre, Catherine Velissaris.

 

Cette Française installée en Grèce depuis trente-cinq ans avait pourtant bénéficié d'une longévité atypique dans ce genre d'institution : elle y est restée huit ans, a vu passer trois gouvernements, sept ministres… La reconnaissance d'un bon travail, en somme. « Le mode de gouvernance actuel est d'une violence inouïe. Il y a comme une volonté de museler les gens qui font bouger les choses, les esprits indépendants. Tous ceux qui sont encore en place ont peur à présent… », dit-elle.

 

La crise n'a en rien menacé le clientélisme, comme on aurait pu s'y attendre. Ainsi le petit festival de cinéma pour enfants de Pyrgos, circonscription du Péloponnèse sur laquelle s'est fait élire le député Kostas Tzavaras (Nouvelle Démocratie), actuellement ministre adjoint de la culture, est toujours parfaitement doté de moyens… En revanche, on ne sait ce qu'il va advenir du festival d'Athènes et d'Épidaure, dont Yorgos Loukos, qui l'a dirigé ces sept dernières années, a fait un rendez-vous annuel d'envergure européenne pour le théâtre et la danse contemporaine.

 

Dès sa prise de fonction, le ministre Kostas Tzavaras a voulu le remplacer par l'un des siens, il a fait durer le suspens pendant des mois, ne trouvant personne de la pointure de Loukos (par ailleurs directeur, en France, du Ballet national de Lyon et du festival de danse de Cannes). Certes, la semaine dernière, il a laissé entendre que l'ancien directeur pourrait finalement être reconduit, mais aucune nomination officielle n'a encore eu lieu… à moins de cinq mois du festival. Le ministre a par ailleurs annoncé sa volonté de créer un festival parallèle de drame antique à Épidaure, suivant la proposition d'un critique de théâtre qui n'a jamais apprécié les programmations audacieuses de Loukos.

 

« Incompétence »« bêtise »« je-m’en-foutisme »« retour en arrière », « aucune vision » : les acteurs de la culture en Grèce ne sont pas tendres avec ce gouvernement, faisant valoir que l'austérité imposée n'excuse pas toutes les orientations prises dans le domaine de la culture. Le ministère de la culture – désormais regroupé avec l’éducation, les cultes et le sport ! – va devenir un « ministère des Antiquités », craint-on.

 

Certes, le secteur de la création a toujours été sous-doté en Grèce par rapport à d'autres pays européens, mais ces vingt dernières années avaient vu apparaître de multiples initiatives et des nominations intéressantes : le secteur de la culture était passé à une vitesse supérieure. « On est entré dans une période de repli sur soi, s'alarme Catherine Velissaris. Or il est toujours plus facile de détruire que de construire… »

 

Face à cet assèchement de la politique culturelle, les artistes, eux, font preuve d'un dynamisme étonnant. Le cinéma grec a ainsi vu naître ces trois dernières années une vague de jeunes metteurs en scène, remarqués dans les plus grands festivals européens, alors que dans le même temps, le centre national du cinéma grec a coupé tout soutien à la production. Trois films grecs seront projetés cette année à la Berlinale et de nombreux tournages sont en préparation.

 

Un exemple parmi d'autres : Yorgos Zois, un trentenaire remarqué à l'étranger dès son premier court-métrage en 2010, Casus Belli – métaphore d'une société de consommation passive, ébranlée à partir du moment où un homme commence à avoir faim. Dans ce film, pour lequel il avait pourtant réussi à obtenir un modeste financement de la télévision publique grecque, tous les acteurs ont dû jouer bénévolement.

 

Son deuxième film, prix du meilleur court-métrage européen au dernier festival de Venise, a été produit sur ses propres fonds. Et le jeune cinéaste travaille actuellement à son premier long-métrage, financé grâce à des prix d'aide à la création… remportés à l'étranger, ayant reçu notamment l'aide du Centre national du cinéma (CNC) français. « Il y a actuellement en Grèce une énorme énergie opprimée par la disparition des budgets. On n'attend absolument rien du côté des institutions. Si l'on crée, c'est donc par pure nécessité… Preuve que même si l'on coupe tout, il y a toujours quelque chose qui bouillonne en dessous. »

 

Bouillonnement créatif

 

Et le public est au rendez-vous. Alexis Mainas, jeune poète prometteur, dont le premier recueil de poèmes, sorti en 2011, a déjà reçu un prix littéraire, en témoigne : « Les soirées littéraires se multiplient, je suis de plus en plus sollicité pour participer à des discussions. Alors que pendant les années fastes qui ont précédé la crise, les loisirs se résumaient au café et au bouzouki, désormais l'art est plus présent dans le quotidien des gens. Et nous, poètes, avons un rôle à jouer dans tout cela. Nous sommes les conteurs de celle nouvelle réalité sociale, mais nous pouvons aussi être porteurs d'un message d'espoir. »

 

Lui-même, plus porté dans son écriture vers le « je » que le « nous », s'est rendu compte ces derniers temps que son inspiration le portait davantage vers la réalité qui l'entoure : « On ne peut tout simplement pas l'ignorer. Si l'on tente de fermer la porte, elle revient par la fenêtre. » Dans ses moments de crise, tout au long du XXe siècle, la Grèce a produit de grands poètes, comme Yannis Ritsos, communiste engagé sous la guerre civile et dans les années qui ont suivi. Dans l'un de ses vers célèbres, le poète écrit : « Il suffit de briser le siège de cet instant. » 

 

« N'est-ce pas là un message d'espoir ? » s'interroge Alexis Mainas, qui observe autour de lui un bouillonnement créatif, mais sans parler de nouvelle vague pour autant. « Actuellement, nous sommes encore dans une phase de réveil. Comme lorsque le réveil sonne : nous émergeons de la léthargie, mais nous ne sommes pas encore debout, nous ne sommes pas encore sortis des sensations de nos rêves. »

 

Tous le disent : la crise qui frappe le pays n'est pas une crise économique. « Il s'agit d'une crise éthique, d'une crise sociale très vaste, d'une dévastation terrible », estime Ersi Sotiropoulos, écrivaine reconnue dont un troisième roman va être prochainement traduit en français. « Au début de la crise, j'espérais que ce choc allait provoquer un retour à des valeurs plus humaines, au rapprochement entre les gens. Mais ce que l'on constate actuellement, c'est surtout de la colère. »

 

Une aigreur qui ne présage rien de bon. Et qui fait place à de l'incompréhension. « Comment un parti néo-nazi peut être élu et obtenir ses meilleurs scores dans des régions qui ont le plus souffert de la Seconde Guerre mondiale… ? C'est comme s'il n'y avait pas de sens de l'Histoire, comme si l'on n'avait pas de mémoire. »

 

Face à ces interrogations, certains ont fait des choix radicaux, comme le romancier Yannis Makridakis, qui s'est installé il y a trois ans dans un petit village de l'île de Chios, après vingt ans de vie citadine. Intellectuel engagé, notamment pour la cause écologique et contre les privatisations en cours dans le pays, il participe régulièrement à des tables rondes à travers le pays. Sa dernière nouvelle, Le Bouillon de coq, raconte l'histoire d'un homme sur son île qui ne connaît la ville qu'à travers les citadins de passage venant se restaurer dans sa taverne. Pour lui, crise et chômage restent des notions étrangères, et lorsqu'il comprend, avec décalage, l'ampleur des transformations en cours, il détruit son poste de télévision. 

 

« Mon rôle en tant qu'écrivain est de faire entrevoir des solutions, des portes de sortie, explique l'auteur. Et l'une de ces propositions, c'est la vie à la campagne, où les relations sont basées sur l'échange et non sur la compétition. » 

 

Pour Yannis Makridakis, la crise n'a pas commencé en 2009, mais bien avant ; la différence est qu'à présent, la société s'en rend compte : « Le public est désormais plus réceptif, prêt à entendre des points de vue différents. » La crise, une occasion pour les artistes et les intellectuels de faire davantage entendre leur voix ? Eva Karaitidi, qui dirige l'une des plus anciennes maisons d'édition grecques, Hestia, et s'apprête à sortir deux ouvrages qui traitent des maladies de la vie politique grecque, résume : « La moindre des choses que l'on puisse dire, c'est que l'on ne s'ennuie pas. »

 

 

 

 

SOURCE / MEDIAPAT

 

Tag(s) : #actualités
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