La démocratie contrariée

Les raisons sociales, culturelles et politiques de l'abstention ont fait l'objet de nombreuses analyses. Par contre le silence règne sur les structures du vote et les contraintes qui pèsent sur la liberté de cet acte présenté comme l'emblème civique de la démocratie. La manière d'organiser le scrutin en amont est rarement discutée quand advient l'élection. Et pourtant cette manière produit des effets politiques majeurs sur les résultats de celle-ci. Revue rapide et non exhaustive de ces usages qui ne sont pas que des détails.

D'abord, le découpage des circonscriptions. Un sénateur américain, Elbridge Gerry s'est rendu célèbre dés 1812 pour avoir inventé le procédé permettant de dessiner les contours d'une circonscription sénatoriale à des fins strictement politiciennes et indépendantes de toute logique économique et sociale du territoire concerné. Il s'agit ni plus ni moins d'une manipulation du découpage électoral faite pour disperser les votes hostiles et regrouper les votes favorables pour emporter la majorité. La III° République a importé le gerrymandering en 1927 (pour les Bouches-du-Rhône déjà !). Les progrès de la sociologie et cartographie électorale ont érigé ce trafic au stade d'un des beaux-arts. D'où l'importance des procédures de confection des circonscriptions lesquelles évoluent en fonction de la démographie.

La France continue à se distinguer en laissant le ministère de l'intérieur maître pour l'essentiel de l'opération en toute opacité. On l'a vu à partir de septembre 2008 quand Alain Marleix, secrétaire d'Etat aux collectivité locales a passé l'essentiel de son temps à retoucher la "carte Pasqua" (le dernier découpage en date 28 ans plus tôt) des circonscriptions législatives. Les négociations se sont passées avec les féodaux de la majorité comme de l'opposition, garantissant des rentes de situations aux sortants généralement cumulards de mandats. Au passage, rendre plus difficile l'alternance est un souci constant: on estime qu'il faudra 1% des voix de plus à la gauche pour l'emporter en sièges en 2012. Le trafic a atteint des sommets lors de la discussion en 2010 de la réforme territoriale qui devrait s'appliquer dans trois ans et modifier complètement l'élection des conseillers généraux et régionaux. 432 cantons devraient disparaître pour laisser la place à 3471 super-cantons de 20.000 habitants en moyenne. Tout cela sera fixé par ordonnance et sans consultation publique des Conseils généraux concernés. Au final ce charcutage invente un territoire que ne reconnaît pas le citoyen, éloigné des solidarités sociales et culturelles de son travail ou de son habitat. C'est donc un facteur primaire de l'abstention et il ne sert à rien de le déplorer si on ne fait rien pour démocratiser les procédures en cause.

Ensuite le mode de scrutin est une autre cause de l'abstention: le refus de la proportionnelle même à petite dose pour les élections législatives et cantonales va avec le choix du scrutin majoritaire uninominal. La personnalisation est acquise et elle ratifie la conception d'un élu "assistance sociale" pour le mieux, indissolublement liée à celle d'un "patron" dispensateur de ressources en tout genre pour le pire. C'est le ferment de tous les clientélismes possibles avec les dérives que l'on sait. Le gouvernement avait imaginé aggraver encore un peu plus ces défauts dans son projet de mode de scrutin pour sa réforme territoriale: il avait prévu un scrutin majoritaire à un tour pour 80% des sièges à pourvoir. Les réticences sénatoriales l'ont fait reculer. Si la réforme s'applique (si la droite gagne en 2012) on peut craindre que la justice et l'équité de la représentation reste bafouée à l'échelle de ce niveau sensé être pourtant celui de la "proximité démocratique".

Enfin l'introduction de seuils de représentativité est un autre facteur de distorsion des scrutins. Les 5% requis pour les élections législatives peuvent se justifier pour éviter la prime à une trop grande dispersion partisane et à une balkanisation des majorités. On observera toutefois que l'avènement du "parlementarisme majoritaire" et de la bipolarisation sous la V° République (provoquée par l'élection présidentielle) a transformé ce risque en poison de la représentation parlementaire. Il est évidemment anormal que le Front National n'ait jamais pu avoir (sauf en 1986) de députés. Le risque d'élections triangulaires au 2° tour a conduit les responsables de la droite a rêver à imposer le système de la présidentielle: seuls les deux candidats arrivés en tête au premier pourraient se présenter au second. A défaut certains ont même pensé à un tour unique. Pour les cantonales de ce mois de mars les mêmes n'ont rien trouvé de mieux que d'élever le seuil des 10% des inscrits à 12,5% pour autoriser la présence d'un candidat au 2° tour (chiffre qui est dans le texte sur la réforme territoriale). Ce qui exige d'atteindre 20 à 25% des suffrages exprimés selon les taux d'abstention. Le résultats ce sont ces duels qui ne correspondent pas aux chiffres réels des électeurs concernés, partie infime du corps électoral et encore moins à l'expression de leurs convictions. En tout cas la contrainte de choix qui leur est imposée est contraire à la démocratie pluraliste et à la représentation équilibrée.

D'autres problèmes pourraient être évoqués comme la non prise en compte du vote blanc. Ils sont assez nombreux pour appeler des réformes en profondeur que la gauche s'honorerait de mettre à son ordre du jour pour lutter contre cette démocratie contrariée. Elle n'en prend pas vraiment le chemin. C'est in extremis que Manuel Valls a retiré de son rapport apologétique de la V° République présenté en février dernier l'instauration du vote obligatoire. On souhaite beaucoup de plaisir au Parti socialiste pour défendre cette idée qui exige que soit fixée une amende (entre 25 et 150 € comme en Belgique ?) que la maréchaussée devrait aller quérir auprès des contrevenants. Vu la sociologie de ces derniers, massivement populaire ou démunie, c'est un aveuglement de plus devant la distance entre la démocratie électorale et la démocratie sociale.

 

 

Source : MEDIAPART /  Paul Alliès

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