En Corse, on a
tendance à creuser inlassablement le même sillon »
Avec discrétion et rigueur, le groupe Svegliu d'Isula s'impose
depuis quelques années comme l'un des plus sûrs espoirs de la scène musicale insulaire. Rencontre à l'occasion de la sortie du deuxième album du groupe originaire du Sartenais-Valinco, « Da u di
à l'essa ».
Comment a débuté l'aventure Svegliu d'Isula ?
Ca commence déjà à dater ! On était tous étudiants à la fac de Corte, trois amis qui chantions pour le plaisir, et un
jour, pour le plaisir de tenter l'expérience, on s'est présenté à un concours de chant à Porto-Vecchio. La seule obligation était de proposer une composition originale, ce que nous n'avions
jamais fait. On s'est jeté à l'eau et on a remporté le concours. Du coup, le groupe a vraiment pris vie, et on s'est dit qu'on allait persévérer. Mais pas question de brûler les étapes. Nous
avons pris notre temps, multiplié les animations, rencontré des gens, et surtout travaillé. L'animation, c'est très formateur. Il nous arrivait de faire 50 ou 60 animations en deux mois, durant
l'été, devant tous les publics.
Le groupe lui-même a évolué au cours de
ces années de formation...
Des musiciens sont venus se rajouter, d'autres nous ont quitté, car c'est vraiment un
sacerdoce, et pas tout le monde n'est prêt à se consacrer à ça presque 24 heures sur 24. Aujourd'hui nous sommes 6 voix, et 5 musiciens. C'est vrai, la maturation a été longue, de longues années
se sont écoulées avant notre premier album, en 2007. Mais on a toujours écrit nos morceaux, seulement, on n'aimait pas les faire sur scène, pendant nos anim'. On ne voulait pas tout
mélanger...
Revenons sur cette première expérience en studio, en 2007,
pour « Rifatta di pezzi ».
Nos premiers pas en studio, à la Source, à Carbuccia, ce n'était pas simple. On a
beaucoup sué, il a fallu se familiariser avec cet exercice, qui demande de la rigueur, de la concentration, et qui est très différent de la scène. Mais le résultat a été au-delà de nos attentes.
On en a vendu 7 000, à l'échelle de la Corse c'est un énorme succès. On en avait tiré 2 000, et on pensait que ça nous durerait toute la vie ! Beaucoup de notre auditoire est chez nous, dans le
Sartenais-Valinco. Là-bas, quand on a commencé, on avait tout le marché, il n'y avait que nous comme groupe de chant culturel. Du coup les gens nous connaissaient, nous suivaient, et l'album
était attendu.
En revanche, en Haute-Corse vous vous faites plus
discrets. On a l'impression désormais que les groupes ont du mal à voyager d'un bout à l'autre de la Corse ?
C'est
vrai qu'on l'a présenté essentiellement dans le sud, où l'on a un vrai public. Quand on fait un concert en bas, c'est toujours plein. En Corse, on est très enracinés, on a tendance à creuser le
sillon là où ça marche. Il faut avouer que quand on joue dans d'autres micro-régions on joue devant presque personne, et c'est dur, parce qu'on n'est pas pro, et comme organiser un concert coûte
cher, du coup on évite... C'est un problème sans fin.
Comment vous avez
abordé ce deuxième album, « Da u di à l'essa » ?
Je pense qu'on a gagné en maturité, au niveau musical, au niveau
de l'harmonie des voix, mais ce n'était pas une volonté de notre part, juste une évolution naturelle. On a élargi également le spectre des thèmes : il y'a des chansons sur la Corse, bien sûr, qui
sont d'ailleurs souvent critiques, mais il y'a également des ouvertures, comme dans la chanson Oriente. Il y'a même une chanson d'amour ! En fait, nous ne nous voyons pas vraiment comme un groupe
revendicatif, mais nos opinions transparaissent toujours lorsque l'on écrit. On a la chance de pouvoir faire passer un message, et on peut se permettre de porter un regard critique sur l'île
parce que l'on en fait partie... On essaie de le faire de manière pédagogique, pas vindicative. On ne veut pas heurter les gens, ou s'ériger en juges.
Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération de groupes corses, dont vous faites
partie ?
C'est difficile de juger, en raison du nombre très important de groupes, et de leur diversité. Ça se
diversifie à toute vitesse, ca explose dans tous les styles, mais ce qui me frappe le plus, c'est que, tandis que la société parle de moins en moins Corse, les groupes aujourd'hui choisissent
automatiquement de s'exprimer en corse. Même ceux qui ne le pratiquent pas dans la vie de tous les jours. Avant on choisissait le corse pour marquer sa différence, pour revendiquer quelque chose.
Aujourd'hui cela n'a plus aucun sens politique.
Dans un autre registre, je pense également que la qualité moyenne
s'est améliorée. Il y a une maturité, des groupes vraiment au point, rodés, qui sont des exemples pour nous. Il y a un bagage technique qui n'existait presque pas avant. Les musiciens, désormais,
prennent des cours de guitare, de violon... Et savent jouer.
Alors où
sont les nouveaux Muvrini, où est le nouveau Canta ?
Ma théorie est que, tant qu'ils seront toujours là, avec plus
de trente ans d'histoire, et une symbolique énorme, il n'y aura pas vraiment de place pour les groupes plus récents. On est condamné à rester dans leur ombre, même si parfois il ne subsiste plus
que le nom... L'autre problème c'est l'absence de critique. Tout est toujours formidable. Le dernier disque d'un groupe mythique, sorti il y a quelques mois, est mauvais, tout le monde le dit,
mais personne ne l'écrit. La situation de la musique corse est compliquée. Aujourd'hui, il y a plus d'albums qui se vendent, le marché se porte très bien, mais il n'y a plus de sortie événement,
plus d'excitation, plus d'album que tout le monde attend, même les grands sortent leur disque dans l'indifférence. A nous de nous faire notre place.
Sébastien Bonifay
Source : Corsica