indigenes-de-la-rep.png« Un juste retour de bâton ». Entretien avec Houria Bouteldja et Sadri Khiari

 

 

 


A l'occasion de la parution récente du livre Nous sommes les indigènes de la république (éditions Amsterdam), de Houria Bouteldja et Sadri Khiari, nous publions cet entretien inédit avec les deux auteur.e.s réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem. 

 

 


 

 

 

Il arrive qu’on entende au sujet du PIR1 qu’il s’agit d’une organisation « sectaire ». À quoi attribuez-vous cette accusation ?

HB : On a été accusés de sectarisme dès notre entrée en politique, dès le lancement de l’Appel. Dès lors que des opprimés s’affirment et qu’ils ont à affronter des organisations de gauche (qui les ont rejetés), ils se font traiter de sectaires. Et justement, pour pouvoir poser la question raciale et pour pouvoir se poser comme une organisation politique autonome, il a peut-être fallu nous montrer sectaires. C’était un passage obligé. Mais il ne faut pas confondre les périodes. Aujourd’hui, comme depuis quelques années, on élabore des politiques d’ouverture, on réfléchit aux alliances possibles et on n’hésite pas à signer des appels collectifs appelant à des mobilisations sur des problématiques liées aux nôtres.

SK : Le reproche de sectarisme, on l’a en effet entendu dès l’Appel des Indigènes mais également au moment même où l’appel était élaboré et où nous discutions avec d’éventuels signataires. Cette accusation, elle est venue des Blancs. Ce reproche répondait à notre besoin de nous affirmer politiquement et naissait de la priorité que nous donnions dans notre action à la construction de cette autonomie. Ce reproche n’aurait pas existé si nous avions appelé à un mouvement de tous les antiracistes de France, blancs et indigènes… Ou encore si nous nous étions évertués à construire des passerelles avec les militants de gauche ou d’extrême gauche antiracistes.

Dans notre pratique, nous nous situons à l’inverse de ce qui nous a été reproché : nous avons été extrêmement ouverts, et cela dès le départ, vis-à-vis des nôtres. Quand on essaie de construire du lien entre des espaces de résistances indigènes très différents qui n’avaient jamais travaillé ensemble, de mettre en lien des mouvements de résistance des quartiers populaires, des mouvements de résistance antillais et des mouvements de résistance maghrébins, quand on essaie de mettre en lien ceux dont la politisation et la résistance part d’une référence islamique avec ceux pour lesquels ce n’est pas la référence principale ou pas du tout la référence, quand on essaie de construire et de tisser une toile à partir de toutes les composantes de l’indigénat, c’est le contraire du sectarisme. Il s’agit là d’une énorme preuve d’ouverture.

Pour ce qui est des organisations blanches, il est certain que nous tenons à ce qu’il y ait une démarcation claire entre les espaces indigènes et les espaces antiracistes blancs, mais cela n’empêche pas que nous ayons aussi une réflexion et des pratiques communes. Nous sommes prudents avec ces espaces antiracistes blancs parce que nous bénéficions d’une expérience du passé, nous sommes dès lors conscients des limites politiques que ces courants ont eues et ont toujours. Nous savons ce que, du fait de la hiérarchisation raciale en France, nous pourrions perdre par une mise en commun : nous perdrions notre autonomie politique, ce qui se traduit en d’autres termes par une « récupération ». Pour éviter une prédominance de cette gauche antiraciste, il nous faut être prudents et exiger des garanties : ce n’est pas cela le sectarisme. Cela s’inscrit dans des dispositifs d’alliance entre des entités opposées qui, à un moment donné, ont des combats communs qui peuvent s’étaler dans la durée, voire même prendre une dimension stratégique sans supprimer le conflit entre ces entités.

HB : D’autre part, il ne faut pas oublier que nous restons une petite organisation avec très peu de moyens. Il y a donc eu des périodes où nous avons risqué de nous perdre dans l’activisme, dans le souhait d’être partout : dans les mobilisations aux côtés de nos frères maliens, dans les mobilisations contre l’islamophobie, pour le droit au logement, dans des occupations de lieux pour soutenir la cause palestinienne, et parfois sans y être invités, seulement parce que nous considérions qu’il s’agissait de causes justes. Cette période d’activisme nous a fait comprendre que l’on devait être plus prudents dans nos choix : nous avons mûri et dépassé un peu notre spontanéité, et nous évitons autant que possible les réactions dans l’urgence… On limite le choix des initiatives auxquelles nous participons en considérant si tel espace intra-indigène ou telles luttes avec des Blancs peut faire avancer la cause que nous défendons. Si c’est le cas, on y met le maximum de ce que nous sommes en mesure de mettre. On nous reproche souvent de ne pas en mettre assez, mais nous mettons les capacités que nous sommes en mesure de mettre.

Il faut également ajouter que nous avons eu du mal à nous faire accepter dans les espaces de résistance – ceux de la gauche blanche mais aussi ceux des indigènes qui pouvaient nous trouver trop radicaux ou qui cernaient mal notre projet. Nous sommes aujourd’hui heureux de voir ces réticences s’effacer. Il est net qu’aujourd’hui on vient de plus en plus vers nous pour organiser des initiatives politiques.

 

Effectivement, à propos de votre politique d’alliances précisément avec la gauche blanche, il semble qu’elle ne se fait pas à n’importe quel prix ou sans retour critique. Je pense notamment à votre signature du texte d’appel à la manifestation nationale à l’initiative de « D’ailleurs nous sommes d’ici » (DNSI). Cette participation a été suivie par la publication de votre texte intitulé : « À quoi sert l’antiracisme universel2 ? » Pouvez-vous nous détailler les enjeux et les contours d’une telle démarche ? 

HB : Ce texte arrive un an après la création de DNSI. Au moment de la manifestation que vous évoquez, on avait déjà produit un texte critique intitulé « La race existe », à l’occasion des mobilisations « Contre la politique du pilori ». Ce qu’on reproche à ce type de collectifs n’est pas à confondre avec ce qu’on reproche au monde antiraciste lié au PS. Il n’en reste pas moins qu’il y a partout la tentation d’un antiracisme abstrait. Ce qu’on reproche par exemple à DNSI, c’est d’abord sa focalisation sur la droite et l’extrême droite ; d’autre part, son engouement pour les sans-papiers ; par ailleurs, l’absence de la question des quartiers populaires, sa forte timidité sur la question de l’islamophobie, mais également une absence d’une critique du racisme à gauche. Pour nous, dès le départ, même si l’initiative était positive, il nous semblait nécessaire de dire qu’elle n’était pas à la hauteur de ce que doit être la lutte contre le racisme.

SK : J’ajouterai que quand apparaissent ce genre d’initiatives rassembleuses et qui se font sur une base politique qui, à nos yeux, peut être insuffisante ou confuse, nous ne nous y opposons pas. Si elles permettent de rassembler des militants sur la cause de l’antiracisme, nous ne pouvons qu’approuver et éventuellement y participer (si le cadre reconnaît notre autonomie). Malgré tout, notre implication ponctuelle ou plus longue n’interdit pas de débattre le contenu politique ou la démarche et d’essayer de faire avancer nos positions. C’est ce que nous avons fait avec DNSI : nous avons souligné que la campagne s’inscrivait dans ce que Houria a appelé « la frontière BBF3 », c’est-à-dire une tendance qui se manifeste dans une partie de la gauche française et parmi certains intellectuels – sur laquelle s’alignent de nombreux militants et mouvements de l’immigration et qui va beaucoup plus loin que l’antiracisme traditionnel de la gauche, notamment celui des années 1980 – qui pose, dans certaines limites, la question du lien racisme/colonisation, qui peut même évoquer la question raciale, mais qui s’arrête avant de franchir une certaine barrière dont on peut tracer les paramètres : la question de l’autonomie politique indigène n’est pas posée, l’islamophobie y est abordée de manière très prudente, et on ose à peine y aborder la Palestine. Cette tendance constitue malgré tout un progrès par rapport aux années 1980 ou 1990. Ce progrès, il est le fruit des révoltes des quartiers populaires en novembre 2005 et des problématiques posées par le MIR ; à cela s’ajoute, jusqu’aux dernières présidentielles, un contexte de sarkozysme dominant, d’une extrême droite en pleine croissance et de l’islamophobie qui s’est si bien épanouie ces quinze dernières années en France qu’une frange de la gauche a été amenée à plus s’interroger sur le racisme qu’elle ne l’avait fait dans les années 1990.

HB : Un autre paramètre est que ces organisations « surestiment » leur propre antiracisme. Leurs membres se pensent radicalement antiracistes mais dans la réalité, militer au quotidien avec des indigènes finirait par leur poser problème, surtout si ces derniers sont nombreux et imposent leur point de vue et leur manière de fonctionner. Imaginons une assemblée générale où des filles voilées et des lascars déboulent, prennent la parole et orientent la réunion selon leur point de vue. J’ai du mal à imaginer que cela fonctionne et que les organisations dont nous parlons puissent le tolérer. Dans les faits, pour des raisons culturelles, de traditions militantes, et parce qu’ils ont l’habitude de diriger, ils n’arriveront pas à militer avec ceux et celles qu’ils sont censés défendre.

SK : Il existe en effet un vrai fossé qui les sépare des indigènes, dans leur manière de faire comme dans leur manière de résister. Un des constats de notre texte, c’est l’absence d’indigènes – en dehors des groupes de sans-papiers qui restent une composante de l’indigénat précaire et fragile qui saisit à juste titre toutes les occasions pour faire valoir son existence. Les sans-papiers ne peuvent qu’accepter les conditions de la gauche blanche, ce qui convient parfaitement à celle-ci.

HB : Quand il s’agit des sans-papiers, les Blancs n’ont pas à se poser la question de l’identité ou celle de l’islam : la relation est plus confortable.

Notre rapport critique vis-à-vis des franges de l’antiracisme blanc a été perçu comme une arrogance de notre part par certains. Cela ne nous déplaît pas : d’un point de vue indigène, ce n’est pas notre place, d’habitude, de donner des leçons ! C’est un peu un retour de bâton. C’est l’expression de notre libération vis-à-vis du monde blanc. Nous avons les moyens de les juger. S’ils perçoivent ça comme de l’arrogance, c’est justement parce qu’ils pensent que nous ne sommes pas à notre place en faisant cela. Et on n’est même pas en position dominante ! C’est uniquement parce que nous sommes des indigènes qu’ils ont cette impression.

SK : Ce que je veux souligner – et c’est valable autant pour la « semaine anticoloniale » que pour DNSI –, c’est que ces espaces créent un malentendu. Ils ont tendance à considérer que nous faisons partie d’un même tout – le courant antiraciste au sein de la gauche française. Or nous ne formons pas, avec la gauche blanche, un tout indistinct ; nous nous inscrivons dans un courant qui se situe de l’autre côté de la fracture raciale. Nous formons un tout avec les courants des mouvements antiracistes indigènes. Quand nous travaillons avec la gauche blanche antiraciste, il s’agit d’une alliance et non d’une seule entité qui serait « l’antiracisme ». Ces milieux ne veulent pas saisir cela car le comprendre serait accepter qu’il y a un champ politique blanc et un champ politique indigène, que nos priorités sont différentes même s’il y a nécessité de trouver des passerelles pour avancer ensemble.

 

On trouve dans ce recueil un article dans lequel vous parlez d’une recomposition des champs antiracistes4. Qu’en est-il de cette recomposition et quelle place y tient le PIR ?

HB : Il y a crise dans l’antiracisme de la gauche blanche. Il y a un certain nombre de lois, de discours d’État et médiatiques qui, il y a vingt ans, auraient fait sortir les gens dans la rue ou auraient au moins suscité des réactions vives dans la presse. Ça n’existe quasiment plus. On peut penser que la crise du vieil antiracisme est globalement négative. Or l’antiracisme à l’ancienne n’a pas permis une transformation des rapports de domination. Certes, il faisait sortir les gens dans la rue. C’était l’époque « Touche pas à mon pote » : ce n’était pas bien d’être méchant avec les Arabes et les Noirs. Cet antiracisme a occulté et même freiné les luttes de l’immigration. Que cet antiracisme se meure, ce n’est pas grave. Mais désormais il faut occuper cet espace sur nos bases : considérer le racisme comme un système de domination qui produit des indigènes et des Blancs et donc une société inégalitaire d’un point de vue racial. On aimerait que l’antiracisme se recompose autour de cette idée. Les évolutions en cours aujourd’hui laissent une ouverture vers des possibles, et l’espace ouvert par le Parti des indigènes de la république est celui de tous ceux qui se sont mobilisés contre le racisme réel, contre l’islamophobie : les collectifs Une école pour tous et toutes, Mamans toutes égales, la mouvance autour de Tariq Ramadan, et tous ceux qui se mobilisent contre la négrophobie ou le racisme contre les Rroms. Ils n’adhèrent pas forcément à l’antiracisme décolonial mais ils se mobilisent, et c’est déjà pas mal.

 

 

 

SOURCE, SUITE ET FIN SUR LE SITE DE CONTRETEMPS

 

A lire prochainement, notre article sur ce livre...

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