«Abandonnée par le système, la jeunesse espagnole est déboussolée»

Interview

Pour l'universitaire Matilde Alonso Pérez, les jeunes, diplômés ou non, sont les plus durement touchés par les effets de la crise en Espagne.

Recueilli par Cordélia Bonal

Une génération pauvre, une «génération perdue», pour certains. Les jeunes Espagnols, frappés par un taux de chômage record en Europe, devraient être nombreux dans la rue ce jeudi, jour de grève générale pour protester contre de nouvelles coupes budgétaires et une réforme du travail qui vise à introduire plus de flexibilité. Des jeunes souvent qualifiés mais sans revenus, qui vivent avec le «sentiment d'être arrivés trop tard», décrit Matilde Alonso Pérez, professeure d'histoire économique à l'université Lyon-2, coauteure de Panorama de l'Espagne contemporaine ou 30 ans de transformations politiques, économiques, sociales et culturelles (éditions Ellipses).

Comment en est-on arrivé à ce taux de 50% de chômage chez les 15-24 ans, deux fois la moyenne européenne ?

En 2007-2008, l'Espagne n'avait «que» 8,5 % de chômage sur l'ensemble de la population. Aujourd'hui, on est à 23%. Ce sont les jeunes qui ont les premiers fait les frais de ce décrochage très brutal. Cela s'explique en partie par l'échec scolaire, très élevé en Espagne. Un jeune de 15 ans sur trois sort du secondaire sans diplôme. Surtout, beaucoup de jeunes ont déserté les études durant la période où il était facile de trouver du travail peu qualifié mais bien payé. L'Espagne avait enchaîné 60 semestres de croissance, on pouvait être embauché dans la construction pour 3 000, 4 000 euros par mois. Et puis en 2009 l'Espagne est entrée en récession, la bulle de la construction s'est effondrée, et ces jeunes se sont retrouvés sur le carreau. Sans travail ni qualification : les «ni-ni» – ni étudiants ni salariés. 

Ceux qui ont des diplômes sont-ils davantage protégés ?

Malgré tout, oui. Même s'ils sont contraints d'accepter des emplois précaires, souvent sans rapport avec leurs qualifications, et mal payés. Mais de plus en plus ils sortent du système de l'emploi. A la génération déjà sacrifiée des «mileuristas», rémunérés 1 000 euros par mois, a succédé celle des «même pas 1 000 euros». Ils partagent avec les jeunes sans qualification le chômage et un même sentiment de frustration. L'impression d'être arrivés trop tard, après la fête. D'être abandonnés par le système. Cette jeunesse est déboussolée.  

Ce qui se traduit par des mouvements comme celui des Indignés ?

Oui. Le mouvement des Indignés a permis à cette jeunesse de s'exprimer et de se faire entendre. Mais il a aussi montré ses limites. Après la rue, il y a eu les élections, qui en novembre ont porté le Parti populaire au pouvoir. Comment peuvent rebondir les Indignés ?  Il y a aujourd'hui un certain essoufflement. 

Comment se débrouille cette jeunesse au jour le jour ?

D'abord en faisant appel à la solidarité familiale, qui a toujours joué un rôle majeur en Espagne. Un tiers des moins de 34 ans vivent chez leurs parents. Mais la famille a de moins en moins les moyens de jouer son rôle de protection face aux effets néfastes de la crise. Aujourd'hui, on compte surtout sur la retraites de grands-parents...

Un autre aspect est l'émigration. Faute d'avenir en Espagne, des jeunes vont travailler ailleurs. En Allemagne, par exemple, pour les plus qualifiés. Mais attention à ne pas surévaluer ce phénomène. On a parlé d'un demi-million de départs, mais ce chiffre comprend aussi des nouveaux arrivants, latino-américains souvent, qui ont eu une carte d'identité espagnole, puis sont repartis chez eux. D'autres jeunes reprennent leurs études. Pour tous, c'est système D et combine. Et un certain attentisme. 

Le gouvernement de Mariano Rajoy a-t-il apporté des réponses à ces jeunes ?

Pour toute mesure, ils ont surtout dû subir les restrictions budgétaires : coupe des aides au logement, baisse des investissements dans l'éducation... Les jeunes n'attentent plus grand-chose des politiques. En 2004, ils avaient voté en masse. José Luis Zapatero leur doit en grande partie sa victoire. Aujourd'hui, il y a un désintérêt pour la politique, une défiance que vient aggraver la corruption. Désabusés, les jeunes Espagnols, comme ailleurs en Europe, ne s'engagent plus dans les partis mais plutôt les ONG, les associations de droits de l'homme, d'aide au développement.

 

 

Source : Libération

Tag(s) : #actualités
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