"Une brève histoire de la rafle" (Olivier Le Cour Grandmaison, tribune dans Libération du 15 juillet)

Les 16 et 17 juillet 1942, le régime de Vichy organise la rafle du Vél d’Hiv dont la commémoration approche. Le 10 juin 2010, des hommes et des femmes ont comparu devant le tribunal de grande instance de Pau suite à la plainte déposée contre eux par Philippe Rey, préfet des Pyrénées-Atlantiques, en vertu de l’article 433-5 du code pénal qui sanctionne le délit d’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique. Leur tort ? Avoir, pour certains d’entre eux, utilisé le terme «rafle» pour dénoncer les arrestations d’étrangers en situation irrégulière.

Consultons donc le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française en sept volumes, dit le Robert, couronné par l’Académie française. «Rafle» est ainsi définie : «Spécialt. (fin XIXe siècle) Arrestation massive opérée à l’improviste par la police dans un quartier suspect, un établissement mal famé.» Et, à titre d’illustration, les auteurs citent un extrait de Nana, où Emile Zola relate la situation de péripatéticiennes parisiennes. «L’été, à douze ou quinze, ils (les agents) opéraient des rafles sur le boulevard, ils cernaient un trottoir, pêchaient jusqu’à trente femmes en une soirée.»

Intéressante définition et précieuse citation. De façon concordante, précise et circonstanciée, toutes deux prouvent ceci : la rafle est une technique utilisée dès la seconde moitié du XIXe siècle par la police contre les membres des classes pauvres, souvent jugées dangereuses, les prostituées et les vagabonds, notamment. A la fin de la IIIe République, des rafles furent aussi employées suite au décret du 18 novembre 1939 autorisant l’internement de tous les individus, nationaux ou étrangers, considérés comme «dangereux pour la défense nationale» et la «sécurité publique». Le 19 mars 1940, le radical-socialiste Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, y a recours lors d’opérations policières dirigées contre les militants du Parti communiste. 10 550 perquisitions, 3 400 arrestations et 499 internements, tel est le bilan qu’il dresse fièrement à la tribune de l’Assemblée nationale. Pour la première fois dans l’histoire de la France contemporaine et démocratique, les rafles et l’internement administratif étaient utilisés contre des nationaux pour des motifs politiques.

Contrairement à ce que beaucoup soutiennent - par ignorance ou par démagogie -, le régime de Vichy n’a nullement inventé cette technique policière dont il n’a pas le monopole quand bien même il en a fait un usage particulièrement important et criminel en collaborant ainsi de façon active au génocide des Juifs perpétré par les nazis. Dans un tout autre contexte, et à des fins complètement différentes, les IVe et Ve Républiques ont elles aussi procédé à des rafles. A preuve ce rapport rédigé en juin 1947 par le préfet de police de la Seine à l’intention du ministre de l’Intérieur. «Les statistiques récentes établies par mes services ont fait apparaître un important pourcentage d’originaires de l’Afrique du Nord parmi les individus coupables d’agressions ou de cambriolages nocturnes. […] Des rafles journalières sont menées […] par la Brigade volante de la police municipale.» Inutile d’être un universitaire ou un philologue de haute volée pour comprendre que le terme rafle, dépourvu ici de toute connotation péjorative, désigne des pratiques dont on découvre qu’elles sont alors quotidiennes.

Rappelons enfin que les 17 et 18 octobre 1961, des policiers agissant sous les ordres de Maurice Papon, préfet de police de la capitale, ont arrêté 14 000 manifestants algériens rassemblés pacifiquement à l’appel du FLN pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé depuis le 5 octobre de la même année. Au regard des moyens mobilisés et de la définition du dictionnaire précité, nous sommes parfaitement en droit de qualifier ces opérations de rafles. C’est d’ailleurs le terme utilisé par Jean-Pierre Elkabbach le 13 octobre 1991 lors d’une émission de la Cinq consacrée à ces événements. En présence de Maurice Papon, il déclarait alors : «On a raflé ceux qui sortaient du métro, ceux qui sortaient des autobus, et on les a envoyés […] au Palais des sports et à Coubertin.» Nul ne s’est offusqué de l’emploi de ce mot, pas même le préfet mis en cause puisqu’aucune plainte ne fut déposée contre le journaliste.

Aujourd’hui, celles et ceux - nous en sommes - qui emploient le terme rafle pour désigner certaines actions policières dirigées contre des étrangers en situation irrégulière, le font donc à bon escient. Etre poursuivi pour avoir usé correctement de la langue française est pour le moins singulier. Etre condamné pour ce fait le serait plus encore au regard des principes et des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution de la Ve République et dans son préambule. Si l’injustice venait à s’ajouter au ridicule de la situation, alors je demanderais à être poursuivi également en tant que directeur et auteur d’un ouvrage intitulé : Douce France. Rafles. Rétentions. Expulsions, publié en 2009 aux éditions du Seuil avec l’aide du Réseau Education sans frontières.

OLIVIER LE COUR GRANDMAISON Enseigne les sciences politiques et la philosophie politique à l’université d’Evry-Val-d’Essonne

Dernier ouvrage paru : De l’indigénat : anatomie d’un monstre juridique, coll. Zones, éd. la Découverte, 2010.

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