« Je te nomme Tunisie » ou la résurrection d’un rêve
de : Fethi GHARBI
« Je te nomme Tunisie* »... C’est en ces termes que le poète s’adresse à la belle au bois dormant qui vient juste d’entrouvrir les yeux après un long , un
si long sommeil. Ressuscitée, elle ramène avec elle le poète à la vie, lui dont le verbe ne se conjuguait qu’à l’imparfait. Fait rare, car lire Tahar Bekri c’est d’habitude s’engager dans une
marche à rebours déconcertante.
Un exercice d’autant plus dangereux qu’on risque à tout moment de perdre pied et de basculer dans les abysses de la mémoire enchanteresse, de succomber aux chants
ensorcelant de ses sirènes. Mais voila que moi aussi, peut-être par pur mimétisme, cédant au charme de mes souvenances, je pars à l’aventure.
C’était au tout début des années soixante dix, une des périodes les plus marquante intellectuellement de la Tunisie post-coloniale. Du haut de nos vingt ans, nous
croyions tous ou presque tous pouvoir changer le monde. Je me souviens comme si c’était d’hier de la faculté de lettres de Tunis et de tous ces textes de Marx et d’Engels, de Louis Althusser ou
encore le "Dieu caché" de Lucien Goldmann que nombre d’entre nous apprenaient par coeur. Je me souviens aussi de la manière dont étaient chahutés tous ceux qui s’aventuraient à des
interprétations psychocritiques ou freudiennes des textes car pour des révolutionnaires qui se respectent seule la sociocritique marxiste était de rigueur.
C’était dans cette ambiance, ô combien riche et effervescente que j’ai connu Tahar Bekri. Malgré son engagement ferme, il me donnait toujours l’impression de
survoler nos emportements. Sa sérénité annonçait déjà cette vocation d’exilé. Il n’avait pas, si on peut l’exprimer ainsi, cette arrogance du sédentaire, cette agressivité du propriétaire. En
1976, il parvenait à quitter la Tunisie après avoir été malmené par le pouvoir en place. On se rencontrait souvent à Paris III. Son statut de réfugié politique mettra en adéquation l’homme et le
poète car un poète ne peut être qu’un exilé, un gitan en quête perpétuelle d’espace capable de contenir ses rêves surdimensionnés.
L’exil, d’obstacle se fera adjuvant et permettra au poète d’inventer, de réinventer de mille et mille couleurs, de mille et mille senteurs sa terre bien-aimée.
Cette richesse intérieure acquise par l’exil d’un Oriental profondément ancré dans l’Occident demeure cependant fortement enracinée dans les traditions et la culture de sa terre natale. La langue
française, univers de cette ambivalence, sera pour le poète à la fois son île de naufragé et sa geôle d’exilé.
Tahar Bekri s’est toujours voulu fidèle à cet Orient de beauté, fait de sources, de végétaux, de senteurs et de lumière. Il est perpétuellement partant en quête de
l’impossible magie, comme pour nous convaincre qu’avant, bien avant la création de l’enfer, le paradis était sa Tunisie.
Dans ce dernier recueil," Je te nomme Tunisie " le poète tente de se démarquer du culte du paradis perdu même si les premiers poèmes restent fidèles à cette démarche rétrospective. C’est la fin du recueil qui prend une allure plutôt narrative et prospective. L’immolation par le feu de Bou Azizi semble constituer cette ligne de démarcation qui tranche entre le contemplatif et l’éveil. Le réveil de la Tunisie révoltée se voulant renaissance met fin à l’exil du poète et le rend à la réalité d’un ici-maintenant au comble de l’exaltation.
Le premier poème s’ouvre sur une quête où par delà le temps et par delà l’espace, le poète exilé perçoit l’appel lointain de la voix aimée, un appel essoufflé, brisé par tant d’obstacles, secoué par le flux et le reflux incessants et insensés où on voit s’équilibrer les antinomies et où s’installe la parfaite immobilité de l’alternance :
J’entendais ta voix au lever du jourComme une aube écarlateAccouchée dans les ténèbresLe retour des annéesSur elles-mêmesBerçant le flux et le refluxAu bord de la merPleine et vide...Un appel à peine audible, ballotté par les vents contraires tel une planche de salut emportée par les vagues en furie. Pourtant la voix vivifiante de la terre natale étranglée par le roulis du temps qui coule parvenait tant bien que mal à maintenir le naufragé en surface :
...Et captais ta lumièreMille fois perdue dans la distanceMille fois retrouvée...Ton appel me sauvait des naufragesMais le mirage reste insaisissable, le poète semble être pris dans les sables mouvants d’un désert infranchissable. Il ne fait que s’enliser
L’érosion emportant mes sourcesVers la vase où s’enlisait la nostalgieCette quête désespérée qui n’aboutira nulle part se fait subtilement piéger par le jeu de la mémoire et de l’imaginaire. La terre aimée est recréée au travers du végétal et du minéral qui plus que l’éphémère et fragile humanité semblent mieux tenir tête aux vicissitudes du temps. La pierre, la fleur et l’arbre en parfaits complices s’allient pour signifier l’identité indélébile et appeler à la résistance.
J’emportais tes stèlesDe hautes pierresDans la vastitude des valléesOù le coquelicot a élu domicileS’alliant aux meilleures prairiesLes colonnes debout en dépit des tyranniesTous ces conquérants réduits en ruinesL’eucalyptus témoin des défis...Les oiseaux, êtres de sons et de couleurs viennent peupler de leur coté cet univers onirique...et se font métaphores ou métonymies
Est-ce le sommeil qui perdait sommeilOu mes paupières en éveilConfondaient tourterelles et coeurs rajeunisCet élan romantique qui a toujours caractérisé la poésie de Bekri où temps et distance s’associent pour faire obstacle à toute velleité de retour refoulant ainsi le poète vers l’onirique...cet élan s’arrête net. Une révolte des laissés pour compte fleurit au pays du cactus et sonne l’éveil. Paysans, citadins, chômeurs, intellectuels et poètes se donnent rendez-vous au même instant, moment de pure harmonie, moment éphémère...Et on ne sait plus laquelle des deux s’est identifiée à l’autre : la réalité ou la poésie.
...
Fallait-il marcher encore et encoreMarcher sur l’ombre violenteEt dédier aux steppes ces chantsNourris à plein gosier de la douleurDans le cri des rouges-gorgesS’élevait ta promesse de braiseLes douilles tombaient indignesVoleuses de souffles et de viesLa magie de la révolte qui pour un instant infini a su réinventer les hommes, voilà qu’elle est étouffée par le brouhaha de tous ces corbeaux de mauvaise augure. Toutes ces voix émouvantes, étincelantes de la Kasba se sont tues peut-être à jamais. Mais le poète, ce prince des nuées, de nouveau exilé sur le sol inhospitalier préfère reprendre son envol pour chanter et rechanter l’espoir :
Je t’aimeDans les lueurs étincelantesDans l’envolée des rayons comme des rubisDis au soleilLibère la lumièreL’éclipse est sœur des potentats...Fethi GHARBI
* Tahar Bekri, « Je te nomme Tunisie » éd. Al Manar 2011
Source : Bella ciao