Des vertus de la paresse
Catherine Halpern

 

 

 

Synonyme de servitude pour l’Antiquité, le travail est devenu une valeur des sociétés modernes. Et si la paresse nous mettait sur la voie d’une société plus juste favorisant l’épanouissement de chacun ?

« Bouge pas comme ça, tu me fatigues », lance Alexandre à son chien. «  Toi aussi, faut que tu remues, que tu cavales, mais qu’est-ce qu’ils ont tous ? On a le temps. Faut prendre son temps. Faut prendre le temps de prendre son temps. » Un an avant 1968, Yves Robert dans le film Alexandre le Bienheureux nous conviait à un hymne à la paresse à travers le portrait d’un homme qui, à la mort de sa femme, décide de tout plaquer et de se reposer enfin, au grand dam des autres.


Car la paresse dérange quand elle n’est pas odieuse. Si rares sont ceux aujourd’hui à y voir un péché au sens fort, elle reste l’objet d’une sérieuse désapprobation morale. « La paresse est mère de tous les vices », répète-t-on à l’envi. Travailler c’est bien, fainéanter c’est mal. La messe est dite.


Mais pourquoi, alors qu’il est si doux de lézarder, le travail est-il tant valorisé ? C’est une longue histoire qu’éclaire Dominique Méda, dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition (Flammarion, 1995). Dans la Grèce et la Rome antiques, l’activité productive à laquelle l’homme est astreint pour satisfaire ses besoins matériels et sa survie n’est guère valorisée. Les esclaves pourvoient aux tâches serviles pour que les hommes libres puissent se consacrer à ce qui est proprement humain : l’art, la philosophie, la politique… Une conception que l’on retrouve dans l’opposition que font les Romains entre otium et labor : l’otium est le loisir dans lequel l’homme s’épanouit, le travail est une servitude.


On travaille trop !


Il faudra bien des siècles pour renverser cette échelle de valeurs et faire du travail non plus seulement une nécessité mais une valeur. Un renversement que le christianisme seul ne suffit pas à expliquer même s’il le prépare (encadré p. 33). En réalité, ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que la valorisation du travail prend véritablement son essor. Peu à peu, au fil des siècles, l’otium devient synonyme de paresse et le travail une valeur centrale. L’économie politique au xviiie siècle, Adam Smith au premier chef, perçoit le travail comme le principal facteur de création de richesse et le centre de la vie sociale. Le xixe siècle va plus loin encore en en faisant l’essence même de l’homme. Ainsi pour Karl Marx, l’homme est devenu ce qu’il est par le travail : c’est le travail qui modèle le monde et la nature et qui humanise l’homme en lui permettant d’exprimer son individualité. Mais si Marx valorise l’essence du travail, c’est aussi pour condamner le travail réel, le travail aliéné où l’homme est asservi et exploité. Reste que le travail en lui-même n’est pas condamné, loin de là. Il doit échapper à ce qu’en a fait le capitalisme pour devenir ce qu’il doit être : un lieu d’épanouissement. Le travail est peu à peu devenu le centre de la vie sociale et de la vie productive.

Quelques voix s’élèvent pourtant. Telle celle de Friedrich Nietzsche dans un texte intitulé « Les apologistes du travail » qui interroge les vrais ressorts de cette moralisation : « Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction” du travail, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance.

Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. » Paul Lafargue, le gendre de Marx, dénonce pour sa part un productivisme insensé et malsain : «  Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture (1). » Contre ceux qui défendent le droit au travail, il prône au contraire un droit à la paresse et considère qu’il ne faudrait pas travailler plus de trois heures par jour. Quelques décennies plus tard, Bertrand Russell dans son Éloge de l’oisiveté (2) fait un constat similaire : « Le fait de croire que le travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne ; (...) la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail. » La technique, les progrès de la productivité peuvent nous permettre d’échapper à la servitude en réduisant drastiquement le temps de travail.

Mais qu’il s’agisse de B. Russell ou de P. Lafargue, l’apologie de l’oisiveté n’est pas celle de la pure inactivité. Il s’agit plutôt de défendre les activités non productives et librement choisies. C’est ce qu’explique B. Russell : « Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. » Ne pas travailler, ce n’est pas nécessairement ne rien faire, c’est faire autre chose.


La vie n’est pas que production


La question de la place du travail dans la société est aujourd’hui plus vive que jamais. Le développement des technologies a permis une augmentation importante de la productivité et a soulagé les hommes de nombreuses tâches ingrates ; pourtant le travail occupe encore une très large place dans nos existences. Alors que c’est encore sur lui que repose largement la distribution des richesses, il n’est pas également réparti. Une frange de la population s’en trouve exclue et souffre tant des conditions matérielles à laquelle elle est réduite que du regard porté sur elle. Pour l’économiste Jeremy Rifkin, dont le livre La Fin du travail (La Découverte, 1996) suscita un large débat, le travail est sur la pente d’un inexorable déclin. Du fait de l’automatisation et de l’informatisation, une large part des emplois dans tous les secteurs d’activité est amenée à disparaître et à rendre inutile une large partie de la population active. Face à ce problème social, il préconise de réduire le temps de travail, de repenser la distribution des richesses autrement que sur la base de la production et de développer davantage ce qu’il appelle le « tiers secteur », autrement dit l’économie sociale et la sphère associative qui œuvrent au bien-être d’autrui. Une vision qui rejoint celle de D. Méda : elle en appelle également à désenchanter le travail, c’est-à-dire à relativiser sa place dans nos sociétés au profit des activités sociales et politiques, qui développent l’autonomie et la coopération. La vie humaine ne se résume pas à la production.

Travailler moins, est-ce paresser ? Non, soutient Guillaume Duval (3) qui, chiffres à l’appui, fait état de l’excellente productivité des Français. Malgré les 35 heures, le Bureau of Labor Statistics du ministère fédéral américain du Travail établit ainsi qu’un Français produit davantage de richesses qu’un Anglais, un Allemand ou un Japonais… Les 35 heures sont parvenues à réduire le temps de travail des 25-54 ans, sur lesquels la pression productive est très forte en France par rapport aux autres pays, et à accroître le temps global de travail tout au long de la vie : la part des 15-25 ans qui occupent un emploi est passée de 25 % en 1997 à 30 % en 2001 et celle des 55-64 ans de 28 % en 1998 à 35 % en 2002. Bien utile pour limiter le chômage des jeunes et contribuer au financement des régimes sociaux des plus âgés.


Une question de survie ?


Conclusion de G. Duval : «  Si, du fait des mesures adoptées récemment, les 25-54 ans se mettent à travailler de nouveau plus longtemps, il ne faudra pas s’étonner que le chômage diminue peu malgré le départ en retraite des baby-boomers, ni qu’il soit difficile de faire reculer l’âge effectif de départ en retraite des salariés. Le “travailler plus” fait en effet très rarement bon ménage avec le “travailler tous”. » N’en déplaise donc, les Français avec les 35 heures ne sont pas devenus paresseux, loin de là.

Mais la réduction du temps de travail est-elle suffisante ? N’est-ce pas toute une échelle de valeurs et un mode de vie qu’il convient de construire ? Ne pourrait-on pas concevoir une société où chacun serait libre de choisir de travailler plus ou moins ? Le film Attention danger travail (4) éclairait ainsi le choix de ceux qui ont pris le parti en dépit de tout de ne pas travailler. Loin de l’image du chômeur déprimé, ils montrent qu’il est possible de s’épanouir et d’avoir une vie sociale riche hors du travail. Les tenants de la décroissance enjoignent pour leur part à consommer moins, à travailler moins et à réformer en profondeur les modes de vie et notamment notre consommation. Une question de survie expliquent-ils, pour réduire l’impact écologique et le prélèvement des ressources naturelles, mais aussi une volonté de promouvoir d’autres valeurs : l’altruisme, la coopération, le loisir… Outre que cela favoriserait notre épanouissement, un peu de paresse sauverait-il le monde ? Ce n’est peut-être pas si improbable. De quoi justifier en tout cas pour l’auteure de ces lignes qu’elle s’autorise un peu de repos.


 

NOTES


(1) Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, 1880,
rééd. L’Altiplano, 2007.
(2) Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, 1932, rééd. Allia, 2002.
(3) Guillaume Duval, « Les Français sont-ils
des paresseux ? », in Sommes-nous des paresseux ? Et 30 autres questions sur la France et les Français, Seuil, 2008.
(4) Pierre Carles, Christophe Coello et
Stéphane Goxe, Attention danger travail,
film documentaire, 2003.

 

 

POUR EN SAVOIR PLUS


Le Travail. Une valeur en voie de disparition
Dominique Méda, Flammarion, coll. « Champs », 1995.
Misères du présent. Richesse du possible
André Gorz, Galilée, 1997.
La Condition de l’homme moderne
Hannah Arendt, 1958, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2007.
La Fin du travail
Jeremy Rifkin, La Découverte, 1996.
Notre paresse. Vice et vertu
Camille Saint-Jacques, Autrement, 2005.

 

 

SOURCE / SCIENCESHUMAINES.COM

Tag(s) : #environnement
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