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« Il n’y aura pas de normalisation dans ce pays tant qu’il y aura des prisonniers »


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02/02/2013


Entretien avec Miguel CASTELLS, l’avocat de prisonniers basques


Béatrice MOLLE


C’est un avocat historique – “préhistorique !”, dira-t-il – des militants basques depuis plus de cinq décennies. Considéré par tous comme un juriste redoutable (voir sa biographie dans l’encadré), Miguel Castells nous a reçus dans son bureau de Donostia où il exerce toujours. Avec une vision aiguisée du monde qui l’entoure.

Que pensez-vous de la situation politique depuis l’annonce par ETA de l’arrêt de ses activités armées ?

Je suis fondamentalement un homme de droit et cette situation actuelle, je veux l’analyser à travers le prisme des prisonniers, car cette question très importante a une influence directe sur la normalisation politique et sociale de ce pays. Les plus de 600 prisonniers politiques sont un problème grave au sein d’une population qui compte moins de 3 millions d’habitants. Pas seulement pour les familles ou amis de ces prisonniers. Mais ces prisonniers font revivre au sein de la population tous ces thèmes des prisons, les milliers de personnes qui y sont passées depuis des années, les tortures et les humiliations vécues dans les commissariats. L’existence de ces 600 prisonniers est un symbole de revitalisation permanente des souffrances endurées.

Juridiquement, qu’est-ce que cela suppose ?

C’est aussi un problème juridique car ces prisonniers ont été jugés sans garanties juridiques à travers une législation antiterroriste et antidémocratique qui n’a rien à voir avec le Code pénal commun, même si elle en fait partie. C’est un tribunal spécial, l’Audience nationale, qui juge. De plus, je maintiens et démontre une thèse : la situation des prisonniers basques aujourd’hui est pire que celle vécue pendant l’époque franquiste. Les peines sont beaucoup plus longues, le régime des prisonniers est pire. À l’époque du franquisme, les Basques n’étaient pas dans des prisons au Pays Basque, mais ils n’étaient pas dispersés comme aujourd’hui. Même ceux qui sont en préventive sont dispersés. Aujourd’hui, si je dois défendre cinq personnes accusées du même délit, je dois me rendre dans cinq prisons différentes avec les frais que cela engendre. Sous Franco, le prisonnier était une arme de vengeance. Le plus grave aujourd’hui, c’est qu’il y a une utilisation politique des prisonniers par le gouvernement espagnol. Ainsi que par des essais de manipulation et de contrôle. Sous Franco, chaque année il y avait des grâces, ou tous les deux ans, au motif d’un changement de pape, de l’anniversaire de sa petite-fille ou d’autres raisons !

Le passé franquiste n’était tout de même pas meilleur…

Je ne dis pas cela, je dis que la situation est pire aujourd’hui dans les prisons. Certes, les peines de mort, les conseils de guerre ont disparu, c’est un tribunal civil qui juge. Mais il n’y aura pas de normalisation dans ce pays tant qu’il y aura des prisonniers.

Comment arriver à débloquer la situation ?

Il n’y a pas d’autre solution que d’insister depuis Euskadi, augmenter cette insistance et la faire vivre dans les institutions que l’on nous permet d’avoir : Parlement de Gasteiz, diputaciones, mairies, partis, associations et syndicats. Et dans la rue aussi. Il faut aussi chercher des complicités, mais le plus important est la mobilisation en Pays Basque.

Cette mobilisation doit-elle être essentiellement politique ?

C’est une lutte clairement politique, il faut aussi rechercher et récupérer l’indépendance. L’indépendance d’Euskadi est liée à l’indépendance d’autres peuples opprimés dans leurs droits nationaux. L’Espagne a des complicités avec les autres États oppresseurs. Ce qui va arriver en Écosse ou en Catalogne a beaucoup d’importance pour nous.

Pensez-vous qu’il y a en Espagne des politiques ayant la trempe de négociateurs ?

En fait, le problème basque pourrait se résoudre physiquement si l’on pouvait accrocher Euskadi aux îles britanniques ! Leurs dirigeants sont conscients qu’à des moments historiques, il faut céder sur quelque chose, pas sur tout, mais au moins sur quelque chose. L’esprit espagnol est différent.

Précisément, pensez-vous que le gouvernement français pourrait agir dans le sens d’un apaisement ?

Je ne sais pas. De toute façon, celle qui commande aujourd’hui en Europe, c’est une femme, Doña Angela. Si Angela Merkel dit au gouvernement espagnol : “Le capitalisme exige que vous sortiez les prisonniers”, la question serait réglée. Durant le procès de Burgos, la solidarité internationale a été très importante et a fait bouger Franco qui a gracié les condamnés.

D’aucuns vous diront que l’Espagne aujourd’hui est une démocratie…

Des choses ont certes changé, mais pas l’essentiel. Il y a une apparence, mais en ce qui concerne le droit des peuples à l’autodétermination, rien… Quand en Angleterre il y avait une démocratie depuis des siècles, dans les colonies, elle ne s’appliquait pas. En Espagne, un certain secteur est satisfait, mais pas au niveau d’Euskadi et de la Catalogne. Les formes ont changé, mais pas le fond.

C’est-à-dire ?

Il n’y a pas eu un régime qui a rompu avec le régime franquiste et antidémocratique. En France, en Allemagne ou en Italie, quand un régime fasciste est tombé, les partis qui ont gouverné ou collaboré ont été mis hors-la-loi. Ici, les franquistes ont créé de nouveaux partis comme l’UCD et l’AP qui se convertira en PP [le parti actuellement au gouvernement]. À l’époque, les partis politiques démocratiques leur ont donné un blanc-seing pour faire cela. C’est ce que l’on appela la “transition”. Tous ces franquistes, au lieu d’aller en prison, ont fondé des partis. Il y a eu une amnistie totale dans ce pays : celle donnée aux franquistes avec la bénédiction et le vote des autres partis démocratiques.

Êtes-vous optimiste ?

Je suis optimiste et aimerais vivre au minimum 20 années de plus, car je suis sûr que nous allons finir par gagner. C’est curieux, mais quand la crise économique est arrivée, je me suis dit que comme dans toute chose positive, il y a des dommages collatéraux, et dans toute chose négative comme peut l’être une crise, il y a des biens collatéraux. Donc dans cette période, tout peut arriver. Des choses impensables et imprévisibles aujourd’hui. Un événement de ce type imprévisible s’est déjà produit : que les Catalans en masse soient indépendantistes. Qui sait si ne va pas éclater une insurrection en conséquence de cette crise, dans n’importe quel endroit de l’État espagnol : au sud, au centre, au nord, à l’est ou à l’ouest.

Ce qui est certain, c’est que la faiblesse de la droite espagnole, appelons-la par son nom, du fascisme espagnol, nous est bénéfique.

Il peut arriver n’importe quoi dans ce genre de situation. Par exemple, dans quelques mois, il peut y avoir une rébellion qui envoie par-dessus bord les fascistes espagnols. Tout est possible, c’est pour cela que je veux vivre 20 ans de plus avec toutes mes facultés.

Miguel Castells : insoumis lucide et inflexible

C’est un personnage et un amoureux des auteurs classiques grecs. Un mélange de grande culture, d’éducation, d’humour, de charme et d’engagement tenace. Miguel Castells a commencé sa carrière d’avocat en 1958 et est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus brillants pénalistes du pays. Jeune avocat, il fera un mois de prison pour avoir refusé de payer une amende car il avait dénoncé des violations des droits des prisonniers. De cette expérience, il tirera une leçon : les juristes devraient faire au moins un mois de prison pour vraiment connaître cette réalité ! La prison qui détruit physiquement et psychiquement, dira-t-il. Il a été l’avocat de Mario Onaindia durant le premier procès de Burgos en 1970, à la fin duquel les militants basques furent graciés. C’est lui qui recueillera le témoignage écrit de Jon Paredes Manot “Txiki” avant qu’il ne soit fusillé le 27 septembre 1975 à Barcelone par décision du conseil de guerre franquiste. Deux mois avant la mort du dictateur Franco. En 1992, à la suite d’un article de presse intitulé “Insultante impunité”, il est condamné pour injures au gouvernement, mais il gagne en appel devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le dossier s’appelait “Miguel Castells contre le royaume d’Espagne”. Et l’avocat gagnera. Il sera aussi partie civile dans un procès contre le GAL qui permettra de remonter vers des échelons supérieurs du gouvernement espagnol. Avec Miguel Castells cofondateur des premiers Gestora Pro-Amnistia, c’est 50 ans de l’histoire du Pays Basque qui défile. L’homme ne se définit pas comme un politique même s’il fut élu de Herri Batasuna, “pour rendre service”. Son arme, c’est le droit et la force de ses convictions toujours vivaces.

 

 

 

 

SOURCE / JOURNAL DU PAYS BASQUE

Tag(s) : #actualités
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