IL ÉTAIT UNE FOIS LA CONTRE-REVOLUTION.

 


   Par Mahmoud Abdelbaki BEDOUI

     C’est devenu chez moi comme un reflexe de Pavlov, chaque fois que j’entends le mot « révolution » ou « dignité » prononcés par la bouche de la minorité majoritaire. Je tressaille. Instinctivement ces deux mots me font le même effet que « renouveau » ou « démocratie » au temps de Ben Ali… 23 ans durant. Un arrière goût de cendre ou de vomi qui va m‘empoisonner la journée. 
     Comment expliquer cette réaction épidermique ?

   Nous ne sommes plus en l’an 2011 mais bel et bien en l’an de grâce 1955. En effet, la Tunisie est un pays curieux, voire, un curieux pays. Il a l’art de se distinguer des autres, plutôt régulièrement. Je ne parle pas de la révolution du 14 janvier 2011 mais de la contre-révolution qui s’était mise en place presque deux semaines après, juste au moment où Rached Ghannouchi le redouté et le condamné à perpétuité par contumace, rentre au pays en héros et jamais rejugé. Ma réaction épidermique ne vise point les fidèles de l’abject Ben Ali mais ceux de cette troïka d’un genre nouveau. Une alliance contre-nature par excellence entre ceux qui se proclament du centre ou de la gauche (sic) et ces islamistes qui véhiculent des thèses à hérisser n’importe quel musulman. Pour avoir bonne conscience, les premiers leur collent le mot « modérés ». Machiavel n’aurait pas trouvé mieux pour justifier l’injustifiable surtout que ces « modérés » nous sortent de leurs chapeaux, de temps en temps, les bandes salafistes comme épouvantail, ou encore un autre épouvantail, la menace des anciens du régime déchu ou celle de l’UGTT qui veut « tout briser » et n‘oublient pas de lancer quelques ballons d‘essais sur leur fumeuse charia des pires écoles islamistes allant jusqu‘au burlesque 6e califat. 
    Donc, il se trouve curieusement que l’actuelle situation que vit notre pays est exactement la même qu’en 1955. La Tunisie a aussi cet art de remonter le temps en reculant de 56 années. En effet, à cette date précise, le secrétaire général du Parti Destourien était Salah Ben Youssef, bras droit de Bourguiba mais imbu de valeurs arabo-musulmanes rétrogrades, archaïques, figées, et sans concession, alors que Bourguiba, nourri de valeurs universelles et occidentales modernistes dignes des philosophes français et des réformateurs arabes et musulmans. Tunisiens en tête. imaginait une Tunisie et un monde arabe ouverts sur la modernité et épousant leur siècle pour les sortir des ténèbres. Bourguiba était rentré le 1 juin 1955 en véritable héros et « combattant suprême » et le 5 juin, la Tunisie obtenait son autonomie grâce aux pourparlers avec Mendès-France. Cet accord qui se voulait comme un grand pas vers l’indépendance, connu sous le nom de la « politique des étapes », n’a point été du goût de Ben Youssef qui le refusa radicalement tout en exigeant de continuer la lutte armée pour libérer la Tunisie et la lier au monde arabo-musulman. Ce grand désaccord a abouti à la fin de l’unité nationale créée par Moncef Bey en 1942 et bien consolidée par Farhat Hached, regroupant les partis politiques, les syndicats et les associations nationales sous la direction du parti Destourien. Salah Ben Youssef ne trouva mieux que de créer son propre parti  et une lutte armée allait ensanglanter le pays. Ce fut le retour de tous les démons anciens. 
   Pour comprendre les véritables enjeux qui se jouaient entre les deux leaders destouriens et cette guerre civile qui divisa le pays en deux clans, il faut revenir à leurs visions de l’avenir de la Tunisie. Deux visions diamétralement opposées et totalement antagonistes. Ben Youssef, de par sa formation et son séjour au Caire au temps du triomphe de panarabisme sous Jamal Abd-Nasser voulait lier le pays à ce monde arabe et musulman pour combattre ce « satanique Occident », libérer la Palestine et surtout réinstaller les valeurs dites « sacrées » de ce monde pourtant totalement en échec depuis des lustres. Curiosité de l’histoire Ben Youssef a eu aussi sa troïka pour bien le soutenir. Il a été suivi par ces nationalistes arabes, mais aussi par ces « islamistes » et ces « salafistes » de l’époque, à savoir les imams des mosquées du sud-est et particulièrement celles de Kairouan et de la Zitouna, sans oublier les marabouts et les zaouïas et ont mobilisé leurs fidèles souvent analphabètes dans les lieux de prières et ailleurs, tous unis contre « les mécréants et modernistes», à savoir Bourguiba et ses alliés, vendus à l‘Occident. Une sorte de « jihad » d’il y a quatorze siècles.
   Mais de l’autre côté, nous avons Bourguiba le « libérateur » adulé par l’immense majorité du peuple. Il pensait bâtir un pays moderne et ouvert aux grands défis de l’époque tout en liant son avenir à l’Occident rationnel et développé. Lui aussi avait ses alliés, à savoir les laïcs et les modernistes hautement formés dans la Sadiki et dans les écoles françaises en Tunisie et en France. Il avait aussi le plein soutien de la société civile, les associations nationales, les syndicats des patrons et les masses laborieuses bien encadrées par l’UGTT, sans oublier les femmes de l’UNFT qui n‘ont pas cessé de lutter avec un courage certain. Et c’est le congrès de l’UGTT à Sfax en 1955 qui allait offrir son plein accord à Bourguiba pour sortir le pays de son état clochardisé en vue de faire de la Tunisie un Etat moderne, avec un enseignement et une santé de qualité, la dignité pour tous, la libération des femmes et la lutte contre le sous-développement. Dès lors, les jeux étaient faits pour Salah Ben Youssef déjà en fuite. 
   Un grand nombre de fidèles de ce dernier allait prendre le chemin de l’exil. Ce fut la fin de leurs rêves. Mais il est judicieux de préciser que les idées que leur leader véhiculait sont restées dans la mémoire collective et le désir de revanche a duré des décennies. Parmi ces fidèles qui ont connu l’exil, il faut citer particulièrement feu Mohamed Ben Mohamed Bédoui Marzouki qui a choisi le Maroc comme sa seconde patrie jusqu’à sa mort. Il est le père de Moncef Marzouki qui en 2011 est « élu » président de la république, curieusement aussi, par cette fameuse « Troïka ». 
    En effet, pour atteindre son but, Marzouki proclame haut et fort non pas les idées qu’il n’a pas cessé de défendre en tant que leader des militants des droits de l’homme, des modernistes et des laïcs ou les acquis de la révolution, mais son identité arabo-musulmane et défendant les islamistes sous prétexte qu’ils sont modérés et ont connu l’horreur des prisons et de l’exil, leur donnant le droit de gouverner avec lui le pays, et enterrant leur passé et leurs écrits des plus violents. Machiavéliquement il savait que sans eux, il ne pouvait accéder au pouvoir. Même calcul d’un Mustapha Ben Jaâfar qui lui aussi pensait utiliser les islamistes comme roue de secours. Les deux sont allés même jusqu’à insulter et salir la renommée des leurs anciens alliés les taxant de « laïcards » et de déchets de la francophonie. Mais très rapidement, les deux sont cloués au poteau par la Nahdha lors des élections pour la rédaction d’une nouvelle constitution. La pilule est bien amère, mais il leur est impossible de reculer surtout que leur coup d’Etat constitutionnel a bien réussi. Il ne s’agit plus de rédiger la nouvelle constitution mais de se partager le pouvoir. La Nahdha va s’acharner à les humilier et à les dépouiller de toute prérogative. Les deux « héros » n’ont pas trouvé mieux que de s’acharner sur leurs anciens alliés sans jamais condamner les lâches attaques des salafistes un peu partout dans le pays. On ne doit pas fâcher l’ogre en sommeil. La trahison aux principes de la révolution est donc avérée. 
    Face à cette « troïka », de nouveau, nous retrouvons les forces modernistes et les laïcs entre gens de gauche ou du centre ou de simples démocrates issus de cette majorité silencieuse et de cette jeunesse survoltés qui a fait la révolution pour la Dignité, la Liberté et la Justice et se retrouve mise à l‘écart. La vraie bataille ne fait pourtant que commencer entre cette minorité majoritaire et cette majorité minoritaire. En effet cette dernière ne veut point lâcher prise et exige le total respect des objectifs de la révolution qu’elle défend bec et ongles. En face, les choses ne vont plus comme souhaitées. Les militants de la troïka crient eux aussi à la trahison et leurs murs de se fissurer. Une fuite en avant se met en place et préfigure une radicalisation des leaders.
   Comme en 1955, il faut retenir que ce que vit la Tunisie actuellement est une grandiose bataille entre deux visions sur l’avenir du pays. Deux visions totalement antagonistes et impossibles à réconcilier. Une Tunisie libre, démocratique et digne ou  une Tunisie enfin normalisée dans le moule du monde arabo-musulman totalement clochardisé. La seule grande nouveauté cette fois-ci, est que l’Occident, les USA en tête, est l’allié objectif de ces forces de ténèbres plus réactionnaires que jamais. Cet Occident  pense trouver sans trop de casse, ses avantages et garder ses privilèges avec des régimes islamistes préoccupés par la grande guerre des charias, des barbes et de la tenue des femmes soumises et corvéables à souhait et souillant encore plus les principes de l‘Islam libérateur. Mais pour arriver à ses objectifs, il lui faut encore et encore accepter et même cautionner les viles attaques des deux alliés de la Nahdha contre les forces laïques que le nouveau président provisoire classe au même niveau que les salafistes les taxant de laïcards extrémistes vendus à la francophonie, exactement les mêmes insultes et les ragots d’un certain Ben Ali, allant même jusqu‘à diviser les femmes selon leurs modes d‘habillement et insultant de « safirat » celles qui sont non-voilées tout en proclamant qu‘il ne connaissait pas la signification du mot qu‘il a utilisé. Est-ce le prélude au retour de la répression contre ces fameux extrémistes d’un genre nouveau qui empêche ce président provisoire, pourtant sans aucune prérogative, de bâtir une Tunisie libre et démocratique dans le pur style des autres pays arabes ?  Et pour mettre les points sur les i, il ose insulter la France et non pas une minorité raciste, l’accusant de ne rien comprendre à l’Islam, confondant intentionnellement islam et islamisme, tout en se déclarant francophone pour ne pas trop fâcher. Mais la corde est bien grosse pour ce nouveau militant nationaliste arabe convaincu… comme les yousséfistes en 1955. Et re-bonjour au double langage. Pendant ce temps, la Nahdha organise une attaque des plus imbéciles en salissant l’héritage de Bourguiba en le taxant de sioniste (sic) alors que ce mouvement l’est au su et au vu de tout le monde, chancelleries comprises… avec l’aide d’un Qatar « ennemi » farouche d’Israël et grand ami du 6e calife et de son « guide » suprême. Il faut pourtant rappeler à l’Occident que Pyrrhus est dans les parages, comme ce fut le cas très connu de l’Afghanistan, l’Irak, la Palestine…Les Tunisiens ne baisseront pas les bras. La contre-révolution n’a aucun avenir. Il faut qu’elle échoue !

 

Tag(s) : #Monde arabe - Israël
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