Je suis toujours en prison
Par Taoufik Ben Brik
26 mai à dix heures, j'ai rendez-vous chez le radiologue du quartier Ennasr II pour une
radio panoramique numérique cent pour cent. Mon médecin dentiste, Dr Sabiha Mahjoub, me l'a prescrite pour déchiffrer des douleurs inexpliquées au menton droit.
En bas, à quelques mètres de chez moi, du côté du salon de thé Les Champs Elysées, une
garnison de costumes noirs a fait mouvement. C'est la police présidentielle. Un corps qui n'a de compte à rendre qu'à lui. Lui, c'est lui. Ben Avi, ZABA, Be-naâli, Benzai...
Une police qui n'a rien de police. Une police sans honneur qui ne respecte pas la parole
donnée. Elle avance affublée d'un faux-nez, spécialiste des coups fourrés et des basses besognes. Un ramassis de limaces invertébrées (voir le seigneur des anneaux pour avoir une p'tite idée) qui
ne savent ni articuler les mots ni se déplacer comme des terriens. Leurs mieux dires, ce sont des grognements enveloppés de crachats entrecoupés de mots orduriers et de gestuelles de macaque. Je
connais le cirque. Bizarre ? Cette fois, la musique me dit : voulez-vous danser ???
Des croassements sortent de leurs goitres, débités en rafales. On dirait qu'ils bondissent sur chaque mot à prononcer, comme des charognards sur un cadavre exquis. Comme si les
ayants dits, ils cherchaient déjà à les rattraper :
- Win machi si Zebbi ?
(où vas-tu enfoiré ?)
- Bayoû, Rawah..., t'hib niqoulouk oummek ? (vendu,
rentre chez toi, tu veux qu'on nique ta mère ?)
- Ma tkhafech, gatlinek,
gatlinek...win bech titkhaba ? njibouk min kicher el houta (ne te fais pas de bile. On te liquidera un jour ou l'autre. Tu n'as nulle part où te cacher. On t'aura même dans le ventre d'une
baleine).
La suite...on a un sacré chantier là : crachat, hurlements :
tfouh. N'âalbouk...ya miboun...des cris de bêtes forcées, vaincues hurlant sa haine, la haine que lance la bête qui traque sa proie et que rien n'a plus d'importance que le sang qui
gicle...Groin...Groin...Groin....
Ne vous méprenez, nous sommes bel et
bien chez Ben Ali. En 2010. Une année lumière pour les uns, science fiction pour les autres. Et je suis toujours en prison. J'ai passé 180 jours derrière les barreaux. Et devant les barreaux
qu'est-ce qu'il y a ? Des barreaux humains. Le purgatoire. Un bagnard qui continue à purger sa peine.Qu'est ce que la prison, si ce n'est traîner un boulet toute sa vie.
Je sais que je ne suis pas le seul au monde à qui cela arrive, mais je suis bien seul quand
cela arrive. Seul quand il arrive. Que puis-je faire à ce qui m'arrive ?
Depuis cinquante ans, je n'arrête pas de dire aux gardiens du zoo que je suis humain. Le jour où ils s'apercevront que je ne suis pas une bête, il sera trop tard. Je serai
devenu une créature envoutée par la lune. Les poils m'auront poussé sur la langue. Combien de fois me suis-je surpris à rêver désirant devenir, à mon tour, un mangeur d'hommes ? Je rêve de leur
couper les oreilles, de percer leurs yeux avec des tiges de fer rouge, de leur couper un bras, de remplir leurs narines de bitume, juste pour qu'ils sachent ce qu'est le désarroi d'un homme
déshabillé de sa LIBERTE.
Source : MEDIAPART