Les Taupes est paru il y a moins d’une semaine, et on en parle déjà (notamment chez Sébastien Gendron ou à La Clé des Langues). Aujourd’hui sur l’Asphalte café, entretien croisé avec Félix Bruzzone et sa traductrice Hélène Serrano, à la découverte de l’univers de ce jeune auteur argentin…

Asphalte : Félix Bruzzone, comme le narrateur des Taupes, vous êtes fils de disparus de la dictature. C’est aussi un motif que l’on retrouve dans votre recueil de nouvelles 76. Comment parvenez-vous à utiliser cette thématique à la fois intime et personnelle d’une part, et historique, collective d’autre part ?

Félix Bruzzone : Je m’en sers pour essayer de dérouler, à partir du portrait d’intimités pas très publiques (en Argentines les récits publics d’enfants de disparus sont en général des récits militants, parce qu’on donne toujours la parole à ceux qui font quelque chose sur le plan public à propos de tous ces problèmes de dictature, autrement dit, à des militants), un portrait collectif qui puisse transcender l’expérience d’un fils de disparus et celle de la militance liée aux problèmes de la dictature. Il me semble que c’est une tentative de portrait d’enfants de disparus non militants qui propose aussi une identification à de nombreux autres enfants sans parents, parce que mes récits concernent plutôt la condition d’orphelin. Dans le cas ponctuel des enfants de disparus, à l’origine de cette condition il y a un problème d’ordre nettement politique, mais dans beaucoup d’autres cas, mon récit peut se lire comme celui d’une condition générale d’orphelin de notre génération. Une génération qui a vécu très fortement la désintégration de la famille nucléaire et la perte des parents, mais aussi le manque de références dans presque toutes les sphères publiques (sauf parmi les stars du rock des années 1980 et 1990).

Les Taupes commence comme la quête d’identité de ce fils de disparus… et finit très loin de là il a commencé, aussi bien géographiquement que narrativement. D’une atmosphère noire de polar, avec enquête dans le milieu des militants et agent double tueuse de flics, on passe à quelque chose de plus coloré, de plus baroque ; chaque étape de la recherche mène à une autre piste, qui nous éloigne un peu plus de la précédente. Était-ce pour vous un moyen de ne pas aborder frontalement cette quête d’identité des fils, de la contourner pour l’aborder autrement ? Où est-ce que cette forme s’est imposée au fil de l’écriture ?

Je pense que la quête poursuivie par le narrateur des Taupes pourrait s’assimiler à la figure d’une spirale. Le personnage, c’est vrai, s’éloigne de son point de départ. Il démarre à partir d’un centre, s’en éloigne progressivement et finit n’importe où ailleurs. Mais il est vrai aussi que l’axe de ses problèmes d’identité (le moteur de sa quête) reste ce centre dont il est parti. En définitive, ce que le personnage recherche, c’est connaître la vérité et, à partir de là, arriver à construire une famille. Et comme, du fait de toutes les dissimulations qu’elle a subies avec le temps, il ne pourra jamais connaître la vérité, les familles qu’il compose sont fragmentaires, comme les résultats auxquels il arrive. Et la famille finale est, si on veut, une heureuse cohabitation entre malades.

Le milieu des travestis et transsexuels est très présent dans le roman. On entend aussi des échos du groupe Virus, qu’on retrouve sur la playlist du livre, groupe argentin des années 1980 dont le chanteur, Federico Moura, était homosexuel. De nombreux actes homophobes ayant eu lieu en Argentine sont évoqués au cours du roman. Volonté de passer un message militant ou tout simplement de ne pas fermer les yeux ?

Non, pas du tout, au contraire. Pour moi le point de jonction intéressant, c’était l’histoire de Federico Moura lui-même, qui avait un frère disparu et n’a jamais adopté aucune posture militante de façon directe. À part une ou deux chansons plus ou moins explicites à propos de son frère disparu, ses paroles ont toujours une première lecture dépouillée de tout sentiment politique ou militant (même si, clairement, elles laissent percevoir la tension que ça provoquait, bien sûr). Il y a évidemment un jeu avec tout ça et l’atmosphère musicale que génère Virus a fourni le fond musical au roman. Je dis atmosphère parce que les chansons de Virus – joyeuses, faites pour danser – étaient aussi sordides et brutales, pleines du désespoir de l’amour, de la brutalité des plaisirs, de l’exaspération du désir, etc.

Le narrateur, dans sa naïveté et sa propension à se « laisser porter », est vraiment attachant. Cela tient beaucoup au style très oral, à bout de souffle, un peu comme un enfant qui raconte une histoire d’une traite, sans s’arrêter. Hélène Serrano, pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé la traduction de cette écriture ?

Hélène Serrano : Je me suis effectivement attachée au narrateur, dans tous les sens du terme ; le mot-clé, j’imagine, serait « empathie ». Ça n’a pas été difficile, parce que l’écriture de Félix Bruzzone t’embarque dans une sorte d’engourdissement – parfaitement maîtrisé d’ailleurs –, avec une curieuse sensation d’accélération au ralenti et, comme il le dit lui-même, de spirale. Une sensation qui devient très palpable quand on s’installe dans la respiration du narrateur. J’ai eu une grosse période de doute avant d’assumer cette drôle d’oralité écrite – je pense surtout à la première partie du roman, justement parce que c’est une oralité indirecte, non explicite, et là, nos échanges par mail ont été précieux : à chaque fois, Félix me remettait tout debout dans une espèce d’évidence du texte lui-même. Finalement, je me suis juste laissée faire !

Félix Bruzzone, pour donner une idée de votre univers à nos lecteurs, quelles sont vos inspirations, aussi bien d’un point de vue littéraire que cinématographique et musical ? Sur quoi travaillez-vous actuellement, quels sont vos projets ?

Félix Bruzzone : Je viens juste de publier un autre roman, Barrefondo, et je commence à travailler sur un projet autour de Campo de Mayo (une enclave militaire de 6 000 hectares sur laquelle a fonctionné, entre 1976 et 1979, le camp d’extermination le plus assassin de la dictature). Fondamentalement, les sources d’inspiration des Taupes, ce sont les atmosphères de Virus, certains films de Wes Anderson, l’errance de ce qu’on appelle le Nouveau Cinéma Argentin, les récits de Martín Rejtman, des histoires entendues ici et là, les couvertures de la revue à sensation Esto!, les filles travesties qui vers la fin des années 1990 s’offraient dans le quartier de Palermo, la possibilité (finalement écartée) que ma mère ait pu vivre clandestinement dans la localité de Moreno, tout ce que je ne sais pas sur Bariloche, sur la Bible, sur un homme qu’on appelait El Alemán – un contremaître qui, pendant la construction du Unicenter Shopping, se vantait devant ses ouvriers de maltraiter des travestis tous les week-ends – et l’ensemble des romans de Manuel Puig, tout spécialement Le baiser de la femme araignée. Mes sources d’inspiration et mes influences changent toujours un peu d’un livre à l’autre, j’essaie juste de les utiliser du mieux que je peux.

Traduction : Hélène Serrano.
Merci à Félix Bruzzone et Hélène Serrano pour leur disponibilité !