Derrida et Mandela

 

 

J'ai souhaité relire, ce matin, ce que Jacques Derrida avait dit sur Nelson Mandela, dans De quoi demain..., livre dialogue avec Elizabeth Roudinesco. Il l'avait rencontré, en 1999, en Afrique du Sud, dans sa maison. "Immense figure", qui incarne à ses yeux la force absolue du pardon (pardonner l'impardonnable). Que l'amnistie qu'il réclamait aussi bien pour les militants de l'ANC que pour les Blancs que leur haine atavique des Noirs avaient conduits à tant d'atrocités soit le ressort d'une stratégie longuement méditée dans la solitude de sa prison ou qu'elle soit le résultat d'une conversion à la non-violence - cela reste en débat et n'est peut-être pas le plus important. Derrida analysait avec lucidité la situation de l'Afrique du Sud. Mandela "a pensé que le corps de la nation sud-africaine ne pourrait survivre qu'à cette condition [l'amnistie]. Mais à supposer que cette condition de survie soit nécessaire, il n'est pas sûre qu'elle soit suffisante." Et Derrida poursuivait :"Jusqu'ici, Mandela a réussi à sauver la société sud-africaine du désastre imminent, mais je dois dire avec une certine tristesse que ce grand moment, cette figure à tant d'égards exemplairen appartiennent déjà au passé. Mandela s'est retiré et l'Afrique du Sud traverse de fortes turbulences. Les problèmes les plus graves ne sont pas réglés. Mandela a dû faire des choix politiques sans doute inévitables et qui consistent, pour l'essentiel, à ne pas toucher à la propriété, à laisser le pays exposé au marché mondial. La pauvreté, l'insécurité, les inégalités, le fossé qui demeure entre les Noirs et les Blancs (l'exode de plus en plus probable de ces derniers), voilà autant de signes inquiétants."

                           La lutte de Mandela et des siens a été essentielle, bien sûr, pour faire prendre conscience au monde que l'apartheid était "un crime contre l'humanité". A partir de là, les Etats démocratiques ont pu décréter des sanctions économiques, exercer des pressions politiques qui ont ébranlé le pouvoir de Johannesburg - mais ces mêmes Etats ne s'étaient pas miraculeusement convertis à la conviction de l'égalité de droits entre tous les hommes, ils avaient tout intérêt à ce que s'établisse, en Afrique du Sud," une démocratisation plus favorable au marché". La preuve est que, chez eux, pratiquer une politique d'exclusion, flirter avec les pires racistes ne les émeut guère. Dans les larmes que l'on verse aujourd'hui, beaucoup seront des larmes de crocodile.

 

SOURCE / MEDIAPART

Tag(s) : #actualités
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