Lendemain d’élections européennes en France : Le Front national est aussi notre faillite
 
 
27 mai 2014
 
 

TRIBUNE. La persistance d’un abstentionnisme massif et le Front national (FN) en tête : les résultats des élections européennes nous rapprochent un peu plus du précipice après les municipales.

Les représentants du Parti socialiste (PS) en appellent une fois de plus au « sursaut républicain ». Comme si le énième appel à la relégitimation de professionnels de la politique persévérant dans une politique sociale-libérale destructrice pouvait avoir des vertus magiques face au désastre annoncé. Le gentil pépère François Hollande, dans le sillage du sarkozysme, va vraisemblablement laisser son nom dans l’histoire comme un accélérateur de la montée de l’extrême droite. Pour oublier combien on peut être une marionnette des circonstances, il pourra toujours rouler la nuit autour du périph en scooter, le nez au vent, avec l’impression d’être libre…

Dans le ridicule des commentaires, Cécile Duflot, se félicitant du score d’Europe Ecologie-les Verts (EE-LV), aura atteint un sommet, en appuyant un peu plus le trait sur la caricature de « politique autrement », incarnée par le parti écologiste.

Les différentes composantes de « la gauche de la gauche » auront acté de leur incapacité à exprimer une alternative à gauche. Cela fait vingt ans qu’elles patouillent lamentablement depuis les débats, en 1994, autour de la Convention pour une alternative progressiste de Charles Fiterman ! Le Front de gauche n’a pas réussi à être autre chose qu’un regroupement politicien sans orientation commune, adossé à une vision fort traditionnelle de la politique. Sa version technocratisée avec la Nouvelle Donne de Pierre Larrouturou a ajouté une division de plus, mais guère de rapport différent à la chose publique. Le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), hésitant depuis ses débuts entre révolutionnarisme et électoralisme, est bien loin de jouer un rôle quelconque dans une révolution ou même dans un succès électoral.

Les yeux rivés sur la scène politicienne, on ne s’est guère aperçu à gauche de la gauche de ce qui se passait sur le terrain culturel : la banalisation d’une humeur idéologique néoconservatrice, xénophobe-sexiste-homophobenationaliste, d’Eric Zemmour en Alain Soral, faisant main basse sur « la critique ». Dans cette logique, la diabolisation des médias et le conspirationnisme, prisés dans les milieux radicaux, sont devenus les principaux tuyaux de légitimation « critique » des stéréotypes les plus nauséabonds.

Collectivement, bien que lucides vis-à-vis des dégâts du social-libéralisme, nous avons failli dans notre prétention à « la refondation de la gauche ». Nous n’avons pas été capables d’ouvrir la voie à une autoconstitution du peuple, tant nous étions les jouets d’une vision tutélaire de la politique où le peuple est constitué par ses représentants politiques, à sa place. Nous avons oublié la portée libertaire du double idéal démocratique d’autogouvernement des individus et des collectivités. Nous avons alors été désarmés face aux illusionnistes du FN dans leur construction d’un « peuple » nationaliste, uniforme, « purifié » de ses « scories » migratoires. Par ailleurs, les tenants parmi nous de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ont joué aux apprentis sorciers en ajoutant la contribution d’un ruisseau de gauche au fleuve montant du nationalisme xénophobe.

A rebours de ce que nous avons fait et pas fait depuis vingt ans, des pistes pourtant se dessinent pour reconstruire plus profondément la politique :

• porter clairement la primauté de la question sociale face à la question nationale-ethnique incarnée par le FN ; mais une question sociale élargie, qui récuse la séparation néoconservatrice entre le « social » et le « sociétal », entre les combats contre les inégalités et contre les discriminations, en associant inégalités de classe et discriminations sexistes, racistes et homophobes ;

• rebâtir la politique prioritairement par le bas, à partir de la vie quotidienne, des résistances et des aspirations ordinaires, dans l’alliance privilégiée des milieux populaires, des couches moyennes salariées et des nouveaux secteurs précarisés ; bref, faire de la politique avec les gens et pas à leur place ;

• politiser les identités métisses dont nous sommes tous constitués contre le fantasme néoconservateur d’identités fermées et homogènes ;

• reconquérir le terrain des relations entre le populaire et l’internationalisme, à partir des multiples liens concrets qui associent au monde une population travaillée par diverses vagues migratoires ; liens relancés autrement par les inquiétudes écologiques ;

• retrouver des convergences au sein du mouvement antiraciste contre la tendance à la compétition entre antiracismes, particulièrement dans le cas du couple islamophobie - antisémitisme.

Les partis politiques étant largement engoncés dans des modèles vieillots, des intérêts de carrière et/ou des inerties bureaucratiques, on doit ici avant tout compter sur les mouvements sociaux, la vie associative et les initiatives citoyennes, et surtout sur leurs nécessaires coordinations.

Philippe Corcuff, Sociologue, militant libertaire et altermondialiste


* Libération. 27 MAI 2014 À 18:06 (MIS À JOUR : 28 MAI 2014 À 17:34) : http://www.liberation.fr/politiques...

* Derniers ouvrages parus : « La gauche est-elle en état de mort cérébrale ? » et « Polars, philosophie et critique sociale », Textuel.

Mis en ligne le 29 mai 2014
SOURCE / ESSF
Tag(s) : #actualités
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