L’Irlande de « Jimmy’s Hall » : « Le projet politique du Sinn Fein a toujours eu un volet social, de gauche »
 
10 juin 2014
 

À l’occasion de la sortie du film (très réussi) de Ken Loach, Jimmy’s Hall, Laurent Colantonio, maître de conférence à l’université de Poitiers et président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), revient sur son arrière-plan historique.


Regards. Vous êtes spécialiste de l’histoire irlandaise. Comment avez-vous apprécié le film, de ce point de vue ?

Laurent Colantonio. L’histoire racontée est vraie. C’est celle d’une figure historique méconnue, mais pas inconnue, qui n’a pas pesé dans l’histoire de l’Irlande. Jimmy Gralton a néanmoins longtemps été commémoré chaque année par le Parti communiste irlandais, pour ses idées politiques plus que pour son statut de martyr. Mais à l’époque, comme le dit le prêtre dans le film, les communistes se comptent en petites centaines de personnes. Par ailleurs, ce que j’ai trouvé fort dans Jimmy’s Hall, c’est la façon dont Ken Loach montre le poids et la chape de plomb de l’Église dans la société irlandaise des années 1920-30. Enfin, du point de vue de l’historien, j’ai préféré l’interprétation des faits dans Jimmy’s hall que dans Le Vent se lève, qui avait pourtant reçu la Palme d’Or à Cannes. Ce dernier présentait une vision très progressiste de ceux qui se sont opposés au traité de décembre 1921 donnant à l’Irlande, sur la base d’un compromis, une quasi indépendance – mais sans instituer une République. En réalité, la plupart d’entre eux étaient tout aussi conservateurs que les pro-traités. Là, Ken Loach montre bien que les progressistes qu’il met en scène sont très minoritaires en Irlande.

« En 1919, il y a même eu un Soviet pendant quelques semaines à Limerick ! »

Dans le mouvement nationaliste, le courant de gauche, progressiste, est très minoritaire au moment des faits relatés dans le film. La fibre nationale et catholique l’emportait nettement ?

Il faut repartir de l’histoire des relations anglo-irlandaises. Le mouvement national, surtout à partir du XIXe siècle, qui est en arrière-plan dans tout le film, se construit sur deux piliers : la religion catholique, qui devient instrument de résistance face à l’Angleterre protestante, et la culture gaélique, c’est-à-dire l’âge mythique de l’Irlande d’avant la colonisation des XVIe-XVIIe siècles. À partir de 1921, l’État irlandais qui naît repose, sans surprise, sur ces deux piliers. Le poids de l’Église est encore plus prégnant que le développement de la culture gaélique. Contrairement au reste de l’Europe au XXe siècle, le clivage politique majeur en Irlande n’est pas le clivage droite-gauche, mais celui entre les pro et les anti-traités de 1921. Mais ces deux camps sont très proches idéologiquement, très conservateurs. En revanche, si politiquement la gauche reste très faible, des mobilisations sociales – et notamment ouvrières à Belfast en 1907 et à Dublin en 1913 – ont pour un temps mis la question sociale au niveau de la question nationale. En 1919, il y a même eu un Soviet pendant quelques semaines à Limerick ! Mais, au total, la solidarité nationale l’emporte presque toujours sur la solidarité de classe.

Eamon de Valera, qui arrive en 1932 au pouvoir de l’État Libre, n’est ainsi pas l’homme de gauche que certains attendent, et notamment le héros du film…

De Valera est l’un des meneurs de l’insurrection de Pâques 1916, au même titre que Patrick Pearce et James Connelly dont on voit les portraits dans le dancing. Lui n’est pas fusillé parce que sa mère est américaine. En 1919, élu du Sinn Fein, De Valera prend part à la guerre d’Indépendance, sujet du film Le Vent se lève. Après décembre 1921, il refuse le traité et provoque la scission du Sinn Fein. C’est la guerre civile qui, en un an, fait plus de morts que la guerre d’Indépendance. Ensuite, De Valera refuse de participer à la vie politique de l’État libre, puis se réinvestit au point de l’emporter en 1932. Son programme prône l’autarcie économique et le conservatisme social, loin des envolées sociales du programme de 1919 qu’il soutenait. Un seul exemple : la Constitution de 1937 accorde à l’Église catholique « une position spéciale » qui renforce son pouvoir. Dans le film, d’ailleurs, nous voyons les images de l’époque des membres du gouvernement à genoux à la descente de l’avion pour accueillir le nonce apostolique en Irlande en 1932…

« La culture marxiste a imprégné certains courants de l’IRA et du Sinn Fein »

Le film montre également l’importance de l’enjeu de la propriété des terres…

Le récit se déroule dans l’un des comtés les plus pauvres et les plus ruraux d’Irlande, à Leitrim, près de la frontière avec l’Irlande du Nord. Depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, les terres appartiennent à une toute petite minorité de propriétaires protestants anglo-irlandais. Ils possèdent de grands domaines sur lesquels des paysans irlandais travaillent et paient un fermage. La question du droit des fermiers est au cœur de la question nationale au XIXe siècle. Jusqu’en 1903, où une loi permet aux paysans irlandais de racheter les terres, faisant d’eux des petits propriétaires. En une génération, un important transfert de propriété a lieu, qui a joué sur le déficit de revendications sociales dans un pays encore très rural au moment des faits que le film relate.

Aujourd’hui, le Sinn Fein, qui a obtenu des résultats remarqués aux élections européennes en République d’Irlande, est classé à la gauche de la gauche. Que s’est-il passé ?

Il y a toujours eu, dans le projet politique du Sinn Fein, un volet social, de gauche, mais qui a toujours été étouffé par la question nationale. Depuis les accords de paix de 1998 en Irlande du Nord, qui n’ont pas tout réglé mais qui ont ouvert une nouvelle page de l’histoire politique, le Sinn Fein a renoncé à soutenir la lutte armée de l’IRA, dont il était la vitrine politique. Aujourd’hui, si la question nationale reste au cœur des préoccupations du Sinn Fein, d’autres enjeux émergent. N’oublions pas que la culture marxiste a imprégné certains courants de l’IRA et du Sinn Fein à partir des années 1960. Il en reste aujourd’hui visiblement quelque chose…

Entretien par Clémentine Autain, 10 juillet 2014


Mis en ligne le 13 juillet 2014
 
SOURCE / ESSF
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