«Retour à Ithaque», retour à l'éthique (du cinéma d'auteur)
Retour à Ithaque, le dernier film de Laurent Cantet, pose une question essentielle, aussi bien dans son principe créatif, dans son dispositif cinématographique que dans les propos tenus par ses personnages. Comment continuer de créer, comment continuer d'écrire, de peindre, de mettre en scène - et donc de filmer - quand on connaît l'exil, loin de son pays ou de ses rêves de jeunesse, quand tout ce qui nous tenait dans le monde a disparu ou s'est effondré ? Si les personnages du film, confrontés à l'effondrement interminable du rêve cubain, n'apportent pas de réponse définitive, mais creusent la question dans ses implications personnelles, le film lui-même, dans et par sa forme artisanale, nous apporte une belle, douce et rassurante réponse. Le retour à Ithaque est un retour à l'éthique.
Amadeo (Nestor Jimenez), écrivain cubain jadis primé revient à La Havane, après seize années d'exil en Espagne, et retrouve ses amis ; Rafa (Fernando Hechavarria), peintre qui a arrêté de peindre, Tania (Isabel Santos), Ophtalmologue fauchée dont les enfants sont partis aux USA avec leur père, Eddy (Jorge Perugorria) cadre un peu corrompu et écrivain avorté, et Aldo (Pedro Julio Diaz Ferran), l'hôte noir du groupe, confronté à un fils post ado qui souhaite quitter Cuba, mais ne fait rien... et, autour d'eux, Cuba est à l'arrêt dans l'attente implicite de la mort de Castro et d'un changement profond. Fin d'une illusion qui n'en finit plus de finir...
Le film de Laurent Cantet retrace une soirée et une nuit de retrouvailles et d'explications, ou chacun se souvient de leur jeunesse commune et fait le bilan de ces dernières seize années, des années difficiles pour Cuba, soumise aux lois drastiques de la "période spéciale " décrétée par Castro, qui a rendu la vie impossible à tous les cubains... entraînant exil, corruption et dépressions... Amadeo ne révélera les vraies raisons de son exil espagnol qu'à la fin, donnant une leçon sur le mécanisme fantasmatique de la peur - qui est une construction imaginaire- une leçon terrible et révoltante... La peur est toujours une perte de temps, voire la perte du temps lui même... or, comme le dit fort justement Amadeo ; sans mémoire on ne peut pas écrire. Il voulait continuer d'écrire à Madrid, mais il devait oublier Cuba pour survivre en exil, il lui était donc impossible d'écrire sans Cuba... Cette position authentique est d'ailleurs celle de Leonardo Padura, co-scénariste du film et écrivain cubain "resté" au pays. Son retour à Ithaque, qu'il souhaite définitif, est un retour à l'écriture.
C'est un peu ce que le film permettra aux autres d'accomplir aussi... un retour à la réalité, la seule qui vaille, celle des rêves anciens qui ne sont pas si perdus et forment le socle d'une éthique. Rafa a arrêté de peindre, confronté à la malhonnêteté des cadres culturels du régime, mais un plan final nous le montre méditant au pied d'une toile qu'il a peinte avant l'exil de son ami (voir ci-dessous). Eddy a renoncé à écrire, préférant vivre et vivre bien, c'est-à-dire en disant "oui" à tout, à toutes les combines notamment. Ses amis le soupçonnent d'avoir un compte bancaire à l'étranger. Mais la justice cubaine, dans toute son absurdité, est sur le point de le rattraper et il semble sortir de son rêve de vie facile, de revenir à son désir d'authenticité. Tania, l'ophtalmologue, elle, soigne les yeux, répare les regards des cubains, pour un salaire qui ne lui permet pas de vivre, mais elle ne voit plus ses enfants qui ne pensent plus à elle, elle ment à ce sujet, la soirée va l'aider à ne plus baisser les yeux devant sa propre existence... et Aldo, qui vit avec sa mère et son fils, reste dans le souvenir de l'héroïsme de son père, révolutionnaire, et cherche à conserver sa foi, en gardien vieillissant des espoirs perdus. Il était le plus pauvre à l'origine, le plus ontologiquement concerné par la Révolution, mais il n'en est plus qu'un domestique fatigué qui n'a rien pu transmettre à ce fils velléitaire qu'il peut ni retenir, ni laisser partir...
"Retour à Ithaque" de Laurent Cantet
Le film n'est pas naïf, il ne règle pas les problèmes de chacun en un tour thérapeutique sur la terrasse, il laisse les personnages au mystère de leurs pensées, mais il montre le chemin d'un retour à l'éthique...
Ettore Scola avait déjà peint la désillusion de la gauche culturelle, sur une terrasse romaine, en 1980, dans La terrasse, mais son film ne se concentrait pas sur les échanges entre les personnages, restant dans la caricature des types sociaux, et sortait souvent dans les rues de Rome pour suivre tel ou tel personnage dans sa propre vie... Il jouait aussi des flashbacks en insérant subtilement des extraits de films anciens dans lesquels les comédiens de son film avaient joué... La terrasse était ainsi une plate-forme artificielle plutôt symbole de la mondanité dans laquelle les anciens révolutionnaires s'étaient perdus. Chez Laurent Cantet, la terrasse est un lieu de dénuement, sans autre sortie que celle de la parole et de la vérité. Il a mis du temps à trouver le lieu, une terrasse sans muret permettant de voir et de sentir la ville et la mer autour ; elle constitue une sorte de bulle à ciel ouvert où les choses vont pouvoir venir au jour, progressivement... Ettore Scola avait fait un film chic et amer, ambigu donc, qui n'échappait pas lui-même à ce qu'il dénonçait. Laurent Cantet propose, lui, une voie éthique aux difficultés du cinéma d'auteur... celui d'un retour à l'éthos de l'indépendance et de la liberté créative, retrouvées dans une démarche artisanale étrangère aux grands principes de la production industrielle. Il suit son désir et sa curiosité... Ithaque, pour un artiste, n'est-ce pas la liberté d'être proche de son désir initial, voire accroché à ce mât, et de ne pas céder aux sirènes de la répétition, de la convention et de l'industrie ?
Cantet est un artisan libre, Télérama ne s'y est pas trompé, sous la plume de Louis Guichard, qui déclare, un peu dérouté par la liberté du cinéaste : "Parmi les rares cinéastes français à avoir obtenu la Palme d'or (pour Entre les murs), Laurent Cantet est le moins identifiable. Sans effet de signature voyant, il passe d'un genre à l'autre, change d'époque, de pays, de langue." Le raisonnement est limpide et en dit long sur ce que l'institution culturelle de gauche attend d'un auteur. "Moins identifiable" "sans effet de signature voyant" et changeant, alors qu'il avait en main, avec sa Palme d'or, de quoi monter une belle entreprise de design cinématographique à partir de l'esthétique et de la méthode d'Entre les murs.
Dans le monde du marketing culturel, on conserve une méthode qui marche, quand on a la chance de décrocher une martingale on l'exploite jusqu'au vertige, on crée sa signature, on devient identifiable, on fait son branding esthétique, on va même jusqu'à envisager un parc d'attraction, comme Wes Anderson ...
Sans que cela ne remette en cause sa qualité propre, mais au regard du système d'appréciation international de l'industrie du cinéma, et donc aux yeux de la critique, on se doit de devenir un artiste-designer, c'est-à-dire plus apte à fournir des produits identifiables et signés... certains représentants du cinéma d'auteur international semblent l'avoir cyniquement compris, comme Tarantino ou Wes Anderson qui poinçonnent chacun de leur plan au coin de leur "signature-marque" et vendent leur esthétique comme une signature reconnaissable, d'autres le font peut-être par principe éthique et avec plus de recherche esthétique, comme Lars Von Trier depuis ses grands succès, les frères Dardenne, Ken Loach, Nuri Bilge Ceylan, ou encore Pedro Almodovar récemment, qui sont devenus identifiables et parfois répétitifs, c'est-à-dire comme les produits du néolibéralisme que parfois ils dénoncent... Force est de constater que pour être compatible avec l'industrie mondiale, dont la critique officielle de gauche est un élément clé, il faut mieux être un designer qu'un artisan, il vaut mieux répéter les mêmes principes esthétiques, s'appuyer sur les mêmes ressorts dramatiques, être identifiable et facilement parodiable, appropriable (ça joue beaucoup), comme Philippe Stark, Jeff Koons, ou Soulage, que différent, libre et expérimentateur...
Il y a eu une période où l'auteur indépendant avait suffisamment de soutien critique et de poids financier face à l'industrie pour imposer son goût de la recherche et s'appliquer à risquer de décevoir les attentes du public et donc celles des sources de financement instituées, afin de proposer de nouvelles voies... Ce fut le cas des auteurs du nouvel Hollywood, notamment. Mais depuis quelques années déjà, l'esprit industriel de l'objet design et reproductible a gagné les mécanismes mêmes de la création et de la reconnaissance critique dans le champ du cinéma d'auteur. Dans le foisonnement actuel des propositions sur un marché où la durée de vie d'un film est très courte, l'identification du produit est un atout majeur, d'où le privilège actuel accordé aux auteurs designers "identifiables". Les conditions objectives de production incitent donc les jeunes auteurs à se créer une carapace stylistique plutôt qu'à mener une recherche éthique...
Cependant, de même que le monde du vin s'est standardisé sous l'effet de la mondialisation, au début des années 2000, avant d'exploser aujourd'hui dans un retour à l'éthique et aux méthodes artisanales et naturelles qui protègent la diversité des millésimes et encouragent la recherche chez les vignerons, qui ont su se passer d'une critique vendue aux puissances industrielles et trouver un soutien dans le public et des réseaux de blogs, le monde du cinéma d'auteur est en train de vivre son retour à Ithaque, avec des auteurs qui n'ont pas peur de décevoir, de différer, de changer, d'explorer, et d'échapper à la logique de la reproduction industrielle ... On peut citer dans cette perspective encourageante, l'expérience de production sans argent de Santiago Amigorena sur Les enfants rouges, le très beau film artisanal de Jonathan Nossiter sur l'éthique des vignerons naturels italiens, Résistance naturelle, le film d'Ira Sachs produit grâce à Kickstarter (Keep the lights on), mais aussi la voie libre que suit Rabah Ameur Zaïmeche depuis son premier film autoproduit Wesh Wesh qu'est-ce qui se passe ? ou celle encore d'Alain Cavalier ...
Un cinéma d'auteurs (le pluriel est important), plus artisans que designers, est en train de renaître, sur des terroirs divers, à travers le monde, dans un rapport nouveau à l'universel, qui serait contenu dans la belle formule de Miguel Torga ; "l'universel, c'est le local moins les murs"
Telle est la réponse que ce très libre, très tendre et très émouvant Retour à Ithaque, apporte lui-même aux questions de ses personnages. Face à l'effondrement des rêves de libération, comme face au design universel de l'auteurisme estampillé, il existe un artisanat local, sans mur, qui prend chacun de ses objets, petit ou grand, comme une pièce unique, rare... L'artiste, au bout d'une course romantique commencée au début du XIX ème siècle et qui finit dans une mondialisation industrielle où il ne peut survivre qu'en devenant lui-même un produit, a tout à gagner à revenir à Ithaque, lui aussi, à revenir à l'éthique, à sa racine artisanale... et à ne plus avoir peur, car c'est ce souffle d'inventivité et de liberté qui fait tout l'intérêt de la vie artistique et culturelle et porte son éthique démocratique. Il existe des moyens, souvent collectifs, de faire des films libres, de résister à la tentation de se répéter quand on a eu un succès, et d'échapper aux conformismes en saisissant la vie même... C'est ce que fait Laurent Cantet sur une terrasse de La Havane, dans un film humble mais surtout pas modeste !
SOURCE / MEDIAPART