Et si on était revenus au vote censitaire ?

 

 
 

Isabelle Brachet, Coordinatrice du plaidoyer européen ActionAid, livre un éclairage sur le poids des lobbies auprès de l'UE à Bruxelles et sur le rôle du secteur privé dans la politique européenne de développement.


 

Le vote censitaire? C’est quand seuls les plus riches avaient le droit de vote – les autres étaient considérés comme pas suffisamment éclairés pour avoir une voix en politique. Parce que ce sont les riches qui investissent, emploient les ouvriers, possèdent la terre et les moyens de production.

Aujourd’hui, c’est le suffrage universel. Tous les êtres humains naissent libres et égaux. Pourtant, les grandes entreprises participent de plus en plus aux processus décisionnels, de manière larvée ou parfaitement assumée.

L’importance des montants dépensés par les grandes entreprises pour influencer le processus législatif européen est notoire. Les dix entreprises qui dépensent le plus pour faire du lobby auprès de l’Union européenne en sont à un chiffre cumulé de 39 millions d’euros par an. Parmi le « top ten » : Philip Morris, ExxonMobil, Microsoft, mais aussi Shell, Siemens et GDF Suez. Le Président de la Commission européenne s’est d’ailleurs récemment engagé à accroître la transparence concernant l’interaction entre décideurs européens et lobbyistes, non pas pour limiter leur influence, mais pour qu’elle puisse être repérée et assumée le cas échéant.

Un autre exemple, moins connu, est le rôle croissant des entreprises dans la politique de développement de l’UE. Aujourd’hui, à Bruxelles, le maître mot des décideurs en charge de la politique de développement est « secteur privé ». Le commerce et la croissance, créateurs d’emplois, élimineront la pauvreté de par le monde – ce que l’aide au développement n’est jamais parvenue à réaliser.

Pourquoi pas ? Mais si on réfléchit, cela fait trente ans que les Etats ont emboîté le pas de la privatisation et l’ouverture des marchés. Les accords de libre commerce et d’investissement se sont multipliés, les règles de l’Organisation mondiale du commerce se sont imposées partout. Il s’agit juste d’accélérer encore ce processus, dans l’espoir qu’en levant les obstacles qui subsistent à la libéralisation, la croissance va augmenter et le développement s’ensuivre. Pourtant, si la pauvreté persiste ici comme ailleurs, c’est peut-être justement parce que ces politiques n’ont pas pris en compte le poids inégal des partenaires en présence, ni l’impact de la libéralisation sur ceux qui ne sont pas équipés pour y faire face…

La croissance génère-t-elle automatiquement des richesses pour tous ? Le monde d’aujourd’hui, où inégalités entre riches et pauvres atteignent des records, ne démontre-t-il pas l’inverse ? Peut-on comparer une petite ou moyenne entreprise ancrée dans le tissu social avec une multinationale présente dans des dizaines de pays, ayant une armée d’experts comptables à son service, et parvenant de ce fait à ne payer que des impôts dérisoires, sans commune mesure avec les bénéfices engrangés ?

Certes, le secteur privé a un rôle évident à jouer dans le développement. Mais la lame de fond en faveur d’un rôle accru du secteur privé dans le développement n’est accompagnée d’aucune mesure élémentaire de précaution. Pas de mécanismes pour que les entreprises rendent des comptes dans l’hypothèse – pas si rare – où elles contribuent par leurs activités à des violations des droits humains hors d’Europe. Pas de critères précis pour mesurer l’impact des projets proposés sur la lutte contre la pauvreté et les inégalités…

Mais surtout, il est désormais affirmé sans complexe que le secteur privé doit contribuer aux processus décisionnels afin qu’émerge dans les pays les moins riches un environnement attractif pour les entreprises. Cet interventionnisme dans la définition des politiques économiques est promu, par exemple, dans une communication de la commission européenne de mai dernier. Il est également soutenu par les gouvernements européens, qui soulignent que « les acteurs du secteur privé souhaitent être associés plus étroitement à l'élaboration des politiques économiques ». Cela permet que les politiques mises en place servent leurs intérêts. Doit-on s’en réjouir ?

Dans des pays où la démocratie est jeune, voire fragile, encourager la participation du secteur privé à la définition des politiques risque d’affaiblir encore parlements, partenaires sociaux et organisations de la société civile, déjà pas suffisamment impliqués.

Alors, est-on si loin du vote censitaire ? Cette année, nos gouvernements vont devoir se positionner sur ces questions lors d’importantes échéances internationales : conférence internationale sur le financement du développement, Sommet de l’ONU sur le développement et Conférence climat qui se tiendra à Paris en décembre. Appelons-les à ne pas se laisser convaincre par des arguments du 18ème siècle selon lesquels « Seuls les citoyens riches contribuent à la bonne marche de l'économie nationale et il est par conséquent juste qu'ils influent sur la vie politique »!

Pour contacter Peuples Solidaires-ActionAid France : ecrire@peuples-solidaires.org.

 

 

SOURCE / MEDIAPART

 

Tag(s) : #actualités
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