Il n'y a pas de justice
 
 

« Le procès dont on a besoin, c'est celui-là : le procès de l'institution judiciaire, celui de l'institution policière, celui peut-être aussi des responsables politiques qui entretiennent depuis des années et malgré tant d'alertes... le déni de ce fait simple et évident : la police et la justice Françaises sont les garantes de l'ordre inégalitaire racial ». Jérémy Robine, docteur en géopolitique, ne mâche pas ses mots après la relaxe des deux policiers poursuivis dans l'affaire Zyed et Bouna.


 

La relaxe décidée par le tribunal correctionnel de Rennes des deux policiers poursuivis, contre l'avis du parquet, pour non-assistance à personne en danger — en l’occurrence Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005 — n'est évidemment pas une surprise. D'une part, il est clair que condamnés, ces policiers auraient fait figures de victimes expiatoires : qui peut croire que le décès tragique des deux adolescents serait de la seule responsabilité de deux agents, même s'il est établi qu'au moins l'un d'eux savait quels dangers les menaçait ? Poursuivre ceux-là, et seulement ceux-là, a été une concession à l'effroi des proches des victimes, et de toute une génération. Mais il n'a jamais été question de chercher sérieusement à établir les responsabilités dans ce drame, encore moins de condamner des policiers. C'était du théâtre, car d'autre part, en France les policiers ne sont pas condamnés. Jamais. Les deux agents bénéficiaient du soutien total de l'institution judiciaire. Connivence sociale, connivence raciale, besoin impérieux pour les juges de s'assurer la coopération bienveillante des policiers dont le corporatisme est si puissant… Ce qui n’enlève d’ailleurs rien au droit qu'avaient les policiers d'être jugés pour leurs actes et uniquement pour ceux-ci. Les condamner, même seulement pour la non-assistance à personne en danger, c'était les désigner comme coupable de la mort de Zyed et de Bouna. Or ils ne le sont pas. Pas individuellement.

 

Qu'ils tuent, qu'ils violent, qu'ils frappent, qu'ils insultent ou qu'ils humilient, l'impunité des policiers est totale. Chacun-e peut encore avoir l'opinion qu'il ou elle veut sur la police, même si l'exprimer peut désormais conduire en prison… Néanmoins, il ne s'agit pas ici de dépeindre les policiers sous les traits d’une bande de délinquants ou de criminels. Une police est nécessaire dans notre société ; son contrôle l'est autant, et c’est ce qui fait défaut ici. Des policiers ou gendarmes se rendent coupables de délits, parfois de crimes, il ne peut en être autrement. Ne jamais les condamner aggrave chaque fois un peu le sentiment d'impunité de ceux que leur pouvoir enivre, et contribue à déresponsabiliser, au quotidien, tous les autres agents. Jusqu'au point où il devient par exemple normal de poursuivre des adolescents qui n’ont rien fait, juste parce qu’ils courent et que c’est suspect en soi, et sans plus penser à les protéger. Parce que ce sont des adolescents « de banlieue », donc pour beaucoup des Arabes ou des Noirs, parce qu'ils sont turbulents, athlétiques, en « bande »… bref des adolescents quoi. 

 

Ce ne sont donc pas les deux pauvres policiers par malchance affectés à cette opération désastreuse qu’il aurait fallu voir dans le box des accusés, mais bien les juges, ceux de Rennes ou ceux de Bobigny bien entendu. Au moins autant que la hiérarchie de la police et de la gendarmerie. L'impunité prononcée par le tribunal de Rennes, c'est bien la-même que celle qui a tué Zyed Benna et Bouna Traore. Et tant d'autres.

 

Le procès dont on a besoin, c'est celui-là : le procès de l'institution judiciaire, celui de l'institution policière, celui peut-être aussi des responsables politiques qui entretiennent depuis des années et malgré tant d'alertes — dont le drame clichois d'il y a dix ans et les tristes nuits qui ont suivi dans les quartiers populaires de toute la France — le déni de ce fait simple et évident : la police et la justice Françaises sont les garantes de l'ordre inégalitaire racial. Pas uniquement : ces institutions protègent aussi les intérêts d'une classe sociale, bien entendu, et continuent à protéger les hommes face aux accusations de violences sexuelles dont sont victimes les femmes.

 

Ce n'est sans doute pas mieux ailleurs, pire même dans bien des pays ; ce qui ne retire rien au sentiment répété, quotidien, d'humiliation qu'infligent magistrats et policiers aux victimes. Y compris les policiers Arabes et Noirs, ou les très rares magistrats non-blancs, car il ne s'agit pas d'un problème de quotas, mais bien du destin assigné à chacun-e en fonction de sa race, prise ici au sens d'un catégorie sociale imposée à la naissance par l'idéologie dominante. Individuellement, les policiers n'ont que peu de pouvoir sur cet ordre des choses, à peine celui d'être juste un peu plus ou un peu moins violents ou compréhensifs. Un si petit pouvoir qui est cependant suffisant pour ajouter ou retirer un nom à la liste des dix ou quinze personnes qui décèdent chaque année en France dans les quartiers populaires durant une intervention de la police, ou parfois dans les commissariats… De ce point de vue, les prévenus du procès qui s'est tenu à Rennes ne figurent pas au nombre des policiers les plus « humains ». 

 

Il n'y a pas de justice, et les familles des victimes n'ont pas le droit de faire appel de ce jugement inique, seul le peut le parquet, par nature solidaire de la police qui travaille sous ses ordres. Les familles n'ont pas eu leur mot à dire non plus quant à la mesquinerie consistant à ne renvoyer devant le tribunal correctionnel que deux des policiers présents ce jour-là, et non leur hiérarchie. Manière de dire qu'il est hors de question de discuter de la légitimité de l'intervention ou de ses modalités, mais seulement de vérifier si les policiers ont agi hors des méthodes jugées légitimes et de la déontologie. Ce n'est donc pas le cas, dit le tribunal correctionnel… en creux, quoi qu'ils fassent, c'était donc bien le procès de la police. Je jugement est clair : la République et ses fameuses valeurs jugent que les méthodes normales d'intervention de la police et sa déontologie peuvent aboutir à ce que deux adolescents apeurés et affolés meurent électrocutés. Il n'y a donc rien à y redire. Entendu, et à n'en pas douter, bien compris par tous ceux qui le savaient déjà, pour subir jour après jour ces manières qu'Amnesty International décrit régulièrement comme des tortures…

 

Mais peut-être n'est-ce pas terminé. Si les familles le souhaitent, si elles en trouvent la force malgré l'injure qui vient de leur être faite une fois de plus, la Cour Européenne des Droit de l'Homme pourrait bien, de son côté, que ne pas établir les responsabilités du décès de Zyed et Bouna est un déni de justice. 

 

SOURCE / MEDIAPART

 

Tag(s) : #actualités
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