“Salafistes”, le documentaire controversé de François Margolin et Lemine Ould Salem, est définitivement interdit aux moins de 18 ans. Un choc pour les deux réalisateurs, qui assument le parti pris radical du film.

Lemine Ould Salem, journaliste mauritanien (auteur du livre Le Ben Laden du Sahara en 2014) et François Margolin, réalisateur (L'Opium des talibans, primé au Fipa en 2001), se sont rencontrés pendant la prise de Tripoli. A l'époque, les soirées sont longues dans les hôtels de la capitale libyenne... Ils sympathisent. En août 2012, en terrasse d'un bar parisien, germe un projet commun : filmer le quotidien sous la Charia. Dans leur viseur ? Tombouctou et Gao, tombés quelques mois plus tôt aux mains de groupes salafistes djihadistes. Trois ans de tournage plus tard, au Mali mais aussi en Mauritanie, en Tunisie, en Syrie et en Irak, le tandem livre un documentaire sidérant, à la rencontre des idéologues du salafisme. Dangereuse tribune offerte aux extrémistes pour les uns, document essentiel et éclairant pour les autres, Salafistes clive jusqu'au sommet de l'Etat, qui a finalement suivi l'avis de la Commission de classification des films et interdit le film aux moins de 18 ans.

Cette interview a été réalisée au matin du mardi 19 janvier. Les mots de Lemine Ould Salem et François Margolin sont choisis, leur façon d'évoquer les salafistes, prudente, mais entre les lignes, affleure le récit d'un tournage sous surveillance. "S'ils veulent nous retrouver, ils n'auront aucun problème", souffle Lemine Ould Salem, avant d'ajouter que "le vrai risque est qu'on nous accuse de réduire l'islam à la violence des salafistes".

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Le soir même, Télérama apprenait que la Commission de classification des films, à la demande du représentant du ministère de l'Intérieur, préconisait l'interdiction du documentaire aux moins de 18 ans assortie d'un avertissement au public. Une semaine de polémiques plus tard, et alors que la Commission s'est de nouveau réunie pour visionner une version de Salafistes expurgée de plusieurs secondes, nous les avons retrouvés à l'Institut du monde arabe pour une avant-première du film. Visiblement épuisé, sous pression de toutes parts, François Margolin nous confiait un peu plus tôt au téléphone : "C'est une chose que le film soit dans le collimateur des pouvoirs publics, c'en est une autre de se faire loger une balle dans la tête". Les deux réalisateurs ont réagi à chaud au nouvel avis rendu par la Commission (interdiction aux moins de 18 ans, assortie d'un avertissement au public), confirmé en ce début d'après-midi par la ministre de la Culture.

La Commission de classification a pour la deuxième fois hier soir, mardi, décidé que la sortie en salles de Salafistes devait être interdite aux moins de 18 ans et assortie d'une obligation d'avertissement au public. Comment réagissez-vous? 

François Margolin : L'interdiction au moins de 18 ans revient à censurer Salafistes. Il ne pourra pas sortir en salles, ni être diffusé à la télévision, c'est la mort du film. Même si je ne m'attendais pas à un autre verdict de la part d'une Commission composée des mêmes membres, je trouve cette décision incompréhensible. Jamais un film documentaire n'a été interdit aux moins de 18 ans depuis 1962 (Octobre à Paris, Jacques Panijel). La question est désormais entre les mains de la ministre de la Culture (qui doit trancher ce matin, NDLR) et peut-être d'autres ministres, j'espère qu'ils ne prendront pas une décision absurde. 

Fin août 2012, vous partez tourner au Nord Mali. Quelles sont les conditions sur place ?

Lemine Ould Salem : La région, que je connais par cœur pour l'avoir couverte pendant des années pour différents médias, est alors aux mains de groupes djihadistes armés, notamment celui de Ansar Eddine. Tombouctou et Gao sont tombés plusieurs mois auparavant. François et moi avions en tête d'aller sur place observer le quotidien sous la Charia. Qu'est-ce que ça donne, la vie de tous les jours, quand on est soumis à « la loi islamique » ? Je suis parti seul, puisque mes interlocuteurs sur place m'ont fait comprendre qu'ils ne pourraient pas assurer la sécurité de François sur le trajet entre l'aéroport et Tombouctou. Sur place, j'ai obtenu une autorisation de tournage qui m'a été accordée en échange de mon engagement à respecter douze conditions, entre autres le fait que je sois toujours accompagné ou encore l'obligation de montrer mes images avant de quitter la zone. J'avais le droit d'interroger des gens en désaccord avec les djihadistes mais pas de filmer le visage des combattants sans leur accord ni les femmes portant une tenue contraire à celle exigée par la Charia. Ils ont respecté leurs engagements, moi les miens. Un rapport de confiance s'est installé, qui m'a permis d'être un peu plus libre de mes mouvements. Ensuite, je suis parti à Gao, dirigé par l'AQMI [Al Qaïda au Maghreb islamique, NDRL] et son chef Mokhtar Belmokhtar. Là, c'était plus facile de tourner. En novembre, j'étais de retour à Paris.

Quand l'idée de partir à la rencontre des idéologues du salafisme s'est-elle imposée ?

F.M. : Assez vite, nous vient l'idée de rencontrer des responsables salafistes, des théoriciens et des théologiens. Pour nous, c'était une façon de montrer que, contrairement aux idées reçues ou véhiculées dans la presse, les salafistes ne sont ni une petite secte ni un ramassis de loups solitaires déséquilibrés et intellectuellement indigents, mais bien des doctrinaires au discours parfois redoutablement élaboré.

L.O.S. : Initialement, nous voulions aussi interviewer ceux qui vivent en Europe, mais ils se méfiaient : la peur les poussait à la langue de bois. Or nous voulions au contraire mettre au jour la réalité d'une idéologie certes minoritaire mais en pleine expansion.

F.M. : Avoir accès aux autres, les approcher, en Mauritanie, au Mali, au Sénégal, en Tunisie, a été très long et compliqué. Le fait que Lemine soit musulman a sans doute aidé à établir la confiance. Mais le film a quand même mis trois ans à se faire, dont un an de montage.

Pourquoi le montage a-t-il été si long ?

F.M. : Parce que dès le départ il était hors de question de mettre une voix off ou un commentaire explicatif, contrairement à ce qui se fait dans la plupart des documentaires. Le film ne devait être rien d'autre que leurs propos dont la violence nous semble bien plus parlante que toutes les analyses d'experts qu'on pourrait faire autour. C'était d'ailleurs le deal avec eux, le même que celui que j'avais passé avec les talibans à l'époque où j'avais tourné mon film L'Opium des talibans. Qu'on le veuille ou non, ces salafistes sont aujourd'hui une minorité extrêmement active au sein de l'islam, laissant en retrait la grande majorité silencieuse des autres musulmans.

L.O.S. : Il s'agit de savoir à qui on a vraiment affaire. Pas de porter un jugement moral, encore moins de déterminer si les salafistes respectent l'islam ou le dévoient.

Qui sont les salafistes que vous avez rencontrés ? Comment les avez-vous choisis ?

L.O.S. : Nous avons d'abord rencontré des chefs djihadistes alors très importants dans le Nord Mali, comme le fameux "Barbe rousse" [Omar Ould Hamaha, l'un des chefs du MUJAO puis d'Al-Mourabitoune-Al-Qaïda, NDLR]. Puis nous avons essayé d'identifier ces personnalités dont les propos sont extrêmement écoutés dans la galaxie salafiste. Certains, en Mauritanie, ont une influence jusqu'en Arabie Saoudite, en Irak et en Syrie. L'un d'entre eux est particulièrement phénoménal. Il s'appelle Mohamed Salem al-Majlissi, mathématicien de formation et théologien, il est jeune et charismatique [déjà condamné pour appartenance à l'Al-Qaïda du Maghreb, il a été arrêté à plusieurs reprises pour «propagande en faveur de l’Etat Islamique», NDRL]. C'est une célébrité depuis 2000. Son raisonnement est limpide et glaçant. Sans affect et avec des références théologiques très précises. Pour lui, il n'y a aucune différence entre le salafisme quiétiste et le salafisme djihadiste. A ses yeux, tous finiront par se rallier à la lutte armée.

Qu'est-ce qui vous a frappé lors des interviews ?

L.O.S. : Sur le coup, rien de précis, nous étions trop concentrés. Avec le recul, tu te rends compte que leurs réponses froides et franches servent un discours globalisant : sur la religion bien sûr mais aussi, le sport, les sentiments, les plaisirs de l'existence... Ils ont un point de vue sur tout.

F.M. : L'une des choses qui m'a étonné c'est la modernité de certains salafistes. Leurs idées ont beau être ultra-rétrogrades -le programme étant le retour au mode de vie du Prophète, de ses compagnons et des deux générations suivantes- ils les diffusent via les supports technologiques d'aujourd'hui et maîtrisent parfaitement les tuyaux. C'est pour illustrer cette idée que nous sommes allés à la rencontre de ce jeune blogueur tunisien qui ne voit pas de contradiction entre les valeurs qu'il défend et la rubrique mode de son magazine en ligne lifestyle,... Les talibans, eux, n'avaient pas du tout le même rapport avec l'image et la communication. Ils diffusaient tous les six mois une vieille VHS pourrie via Al Jazeera. L'EI, lui, consacre 2,5% de son budget à la communication. Pour eux, c'est une arme parmi d'autres.

N'avez-vous pas craint d'être instrumentalisés ? N'avez-vous pas douté ?

L.O.S. : Pour eux, nous représentions une occasion de porter leur parole au-delà de leur sphère d'influence habituelle. Mais ils savaient que ce serait compliqué de nous instrumentaliser vue notre connaissance du sujet.

F.M. : On a douté, bien sûr. Au bout de six mois de montage, on a montré une première version du film à quelques personnes qui nous ont alertés sur le fait que des spectateurs pouvaient être séduits par les prédicateurs. On s'est remis au travail pour trouver le meilleur contrepoint possible à leurs propos. On est allé interviewer des femmes yezidis qui avaient été des esclaves sexuelles de Daech mais bizarrement, cela ne fonctionnait pas. Elles étaient trop calmes. Visuellement, il nous fallait quelque chose de plus fort. Les vidéos de propagande de l'EI se sont imposées comme le parfait contrepoint. D'un côté, il y avait le discours calme et raisonné des idéologues, de l'autre, l'ultra violence des exécutions sommaires et des exactions auxquelles il peut mener.

Comment avez-vous choisi ces extraits de vidéos ?

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