Michel Onfray (1959) est un philosophe et essayiste français qui défend une vision du monde hédoniste, épicurienne et athée.
Michel Onfray n’a jamais caché son rejet de l’Europe libérale, qui incarne à ses yeux « la brutalité du monde de l’argent couplée à la haine de la souveraineté des peuples »…
Quel est votre sentiment, une semaine après, sur la victoire du « Leave » ?
Précisions d’abord que je me réjouis de ce vote. Ajoutons que je suis sidéré par la haine des perdants, une haine qui signale l’ampleur du mépris des peuples auxquels sont arrivés ceux qui nous gouvernent et dont on découvre le degré de collusion : journalistes en vue et politiciens professionnels, éditocrates énervés et bureaucrates sans visages, économistes médiatiques et politologues en peau de lapin. Lors de la Révolution française, Gracchus Babeuf a créé un mot dont j’estime qu’il pourrait reprendre du service avec pertinence : le populicide. La haine du peuple est parvenue à un degré maximal. Elle rejoint celle des dictateurs du XXe siècle qui tenaient dans une même haine la démocratie entendue comme le pouvoir du peuple sur son propre destin. Après le vote, il faudrait donc voter à nouveau ! Contre le vote, il faudrait déclarer la sécession de régions, l’indépendance de Londres ! En explication du vote, on ne va pas chercher bien loin : des racistes, des xénophobes, des vieux, des incultes, des ploucs ! On nous prédit l’apocalypse qui ne viendra que si cette dictature libérale décide de détruire le mauvais élève qui a osé dire au professeur qu’il en avait assez de son injuste magistère. Ce vote a au moins le mérite de tirer un peu le rideau et de voir ce qui se trouve véritablement derrière l’Europe libérale : la brutalité du monde de l’argent couplée à la haine de la souveraineté des peuples. Rappelons que l’Angleterre n’a jamais connu de dictature et que c’est le pays d’Orwell.
L’Union européenne suscite une méfiance qui dépasse de loin la Grande-Bretagne. Pourquoi l’Europe ne fait-elle plus rêver ?
Elle n’a jamais fait rêver personne d’autre en France que les libéraux ralliés par les socialistes en 1983 après que Mitterrand a renoncé à la gauche et fait de l’Europe son nouveau mythe fédérateur. Depuis cette date, le pouvoir est entre les mains des libéraux : on change d’hommes, mais pas de politique. Sur ce sujet, Mitterrand vaut Giscard et Chirac, Hollande vaut Sarkozy, Juppé vaut Macron, Bayrou vaut Valls. Parmi tous les prétendants aux présidentielles en France, il y aura un élu, bien sûr : je parie qu’il sera libéral et, s’il ne l’était pas en campagne, il le deviendrait au pouvoir. Le libéralisme, que je définis comme le marché qui fait la loi, est la peste de notre époque. Depuis Maastricht, cette idéologie règne sans partage ; elle a pour elle les médias subventionnés par l’argent du contribuable qui insultent et discréditent violemment tous ceux qui ne souscrivent pas à cette croyance. À l’heure du bilan, après un quart de siècle de cette politique sans partage, alors que depuis des années, nombre de peuples consultés disent qu’ils ne veulent pas de la formule libérale de l’Europe mais qu’ils en veulent une autre, il n’y a qu’une seule chose à constater : l’incapacité à se remettre en cause une seule minute. Or l’incapacité à se remettre en cause quand les peuples disent une seule et même chose depuis si longtemps définit la tyrannie, la dictature.
Que faudrait-il faire, que faudrait-il changer, pour que les Européens aiment à nouveau l’Europe ?
Que l’Europe ne se fasse pas contre les peuples mais pour eux, qu’elle ne détruise pas les identités et ce que Victor Segalen appelait le Divers mais qu’elle les préserve comme une preuve qu’elle lutte contre l’unidimensionnalité qui est l’objectif de tout régime autoritaire. Il faut que l’Europe se fasse d’abord par la culture et non par l’argent, par la mémoire du socle commun et non par les profits, par l’histoire partagée et non par la promesse des bénéfices, par les grands hommes qui ont fait cette civilisation et non par les petits qui la défont. Il faut également que le peuple, le petit peuple, les gens modestes, les humbles, ne fassent pas les frais de la paupérisation mécaniquement générée par le libéralisme. On ne saurait longtemps humilier des peuples sans qu’un jour leur colère advienne. Pour l’heure, cette colère prend des formes démocratiques. Ne pas répondre démocratiquement à cette colère démocratique c’est conduire les peuples vers la colère non démocratique.
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